pier pressure
Projet

photo credit : Sébastien Robert
Contrairement aux villes voisines, Rotterdam n’est pas connue pour ses bâtiments traditionnels iconiques et ses paysages n’ont pas inspiré les peintres de l’âge d’or néerlandais. Pourtant son port est le plus grand d’Europe, connu pour ses monuments architecturaux, ses complexes industriels, ses infrastructures modernes, mais aussi pour une diversité culturelle riche qui lui valent le titre de “porte d’entrée sur le monde”. C’est dans les eaux de du port de Rotterdam que le projet "pier pressure” prend vie ; parti d’un intérêt pour les vers marins, Mark IJzerman confronte l’écosystème naturel à celui bâti par les humain.e.s. Le projet explore la notion d’invasion dans une installation empreinte d’écologie, de biologie marine et du patrimoine culturel de la ville.
Le voyage de Mark commence avec la découverte de vers tubicoles provenant d’Australie dans les canaux d’Amsterdam, où il est basé. Pendant la période de pandémie, il se balade en ville avec des écologistes locaux qui lui apprennent qu’un des impacts majeurs de la crise climatique est l’apparition de ces vers, jamais vus auparavant ici. En effet, avec le trafic maritime international florissant, des espèces venues d’ailleurs s’échouent dans les eaux néerlandaises, et la montée de la température de l’eau favorise leur sédentarisation. Intrigué par ces mystérieuses créatures - Ficopotamus Enigmaticus - dont la plupart ne semble pas savoir à quoi elles ressemblent, Mark décide de les rencontrer. Ces vers sont considérés comme une espèce invasive ; vivant en colonie, ils sécrètent un tube calcaire autour d’eux, et développent des réseaux de tubes pouvant parfois mesurer quelques mètres. Ils agissent comme des filtres, et se nourrissent de plancton ou de particules de détritus dans l’eau.
Décidé à travailler avec eux d’une manière ou d’une autre, Mark prélève ces objets et les place dans un aquarium au sein de son studio pour mieux les observer et les comprendre. Il répond en parallèle à un appel à candidature de S+T+ARTS4water axé sur la biodiversité dans le port de Rotterdam dont les problématiques portent sur l’interaction durable entre l’homme et la vie marine ; comment aborder l’enchevêtrement entre la croissance économique et la biodiversité ? Et comment cela influence t-il la culture du port ? L’artiste remporte l’appel et sait qu’il va devoir se montrer ambitieux. C’est le début d’une résidence qui dure un an et qui sera ponctuée de 3 évènements montrant les travaux en cours dont le but est d’entrer en conversation avec l’audience, leur permettre d’observer les expérimentations ainsi que recueillir leur retour.

photo credit : Adriaan van de Polder
Sauf qu’il ne sait pas s’il va trouver cette espèce dans les eaux de Rotterdam, et la première fois qu’il cherche, il ne la trouve pas. En réalité, il ne sait pas où chercher. Il écrit donc à une série de spécialistes en la matière pour obtenir de l’aide. Mais il se rend vite compte que la plupart d’entre eux.elles, publient des recherches sans même quitter leur bureau ou avoir vu ces animaux de leur propres yeux. Désireux de collaborer avec une personne qui connaît son terrain, il approche l’administration du port qui le met en contact avec Peter Paalvast, consultant en écologie indépendant. Passionné et ouvert d’esprit, son travail consiste à porter un regard critique sur l'impact des activités portuaires sur l’écosystème, ce qui fait de lui le partenaire idéal pour ce projet. Avec lui, Mark apprend les différentes méthodes de régénération de l'environnement marin et les conséquences qui vont avec. L’une d’entre elles consiste à plonger des planches, des fils, ou des structures en béton dans l’eau pour surveiller la prolifération de différentes espèces, mais aussi permettre aux poissons de se développer et assurer la bonne santé des eaux.
Peter emmène ainsi l’artiste aux mêmes endroits visités deux semaines auparavant, mais lui montre les bons gestes pour trouver les vers tant convoités. Mark ne se penche pas sur l’étude du ver en lui-même, et se repose plutôt sur les recherches scientifiques déjà effectuées. Avec Han Meyer de Deltastad, il regarde également les plans d’urbanisme et l’avenir du port de Rotterdam ; à l’origine, la zone était un estuaire avec de larges berges et des rivières peu profondes, mais l’édification de la ville et les besoins commerciaux ont mené vers la construction d’une péninsule artificielle sur laquelle la plus grande partie du port repose. Agrandie au fil du temps, elle présente maintenant un risque élevé d'inondation, et la municipalité prévoit recréer un paysage similaire à l’original, tout en s’adaptant aux enjeux contemporains et aux besoins d’infrastructures du port. Il s’agit donc de trouver l’équilibre subtil entre ce que nous créons et ce qui était déjà.

photo credit : Fenna de Jong
Mark nomme son projet pier pressure, un jeu de mots axé sur le double sens du mot “pier” qui signifie en anglais à la fois “jetée” et “pair.e”. Il fait allusion à la friction entre la pression de limiter les combustions fossiles notamment par la réduction du commerce maritime, et la pression sociale d’être un.e humain.e moderne (posséder un iPhone par exemple), ce qui a un impact direct sur l'environnement.
Compte tenu du fait qu'il existe un nombre croissant d'œuvres d'art sur l'écologie qui sont principalement de nature numérique (films, expériences VR, mondes 3D), Mark décide assez tôt que la rencontre avec cette espèce doit être réelle. Cela soulève toutefois une multitude de questions éthiques, la nature hermétique et l'histoire coloniale des aquariums étant les plus pressantes. Après avoir discuté avec un professeur d'éthique animale de l'université d'Utrecht, il décide prudemment de poursuivre son idée, car il estime que la possibilité de créer une proximité avec cet être autre qu'humain l'emporte sur les inconvénients. Sa première exposition a lieu dans les locaux de V2_, partenaire culturel du projet ; il y montre des timelapses du port, des vers tubicoles dans un petit aquarium et passe des chants sur piste audio. Au cours de sa deuxième exposition, il affiche les documents qui expliquent sa démarche et ses recherches sur l’état du port et des espèces marines, et expose un tonneau propre orné de fils, qui fera l’objet d’une immersion, permettant aux créatures marines de le coloniser. Il réalise alors que sa vision spéculative est basée principalement sur des données scientifiques, que l’écologie prend une grande place, mais qu’il lui manque l’élément humain.
Mark imagine alors créer un rituel précisément pour le moment où le tonneau sort de son immersion. Il se souvient des chants de marins et invite des chorales locales à collaborer. Quand il obtient une réponse positive, il va à la rencontre de ces hommes ; ils ont tous travaillé dans le port dans les années 1960-1970 et se rappellent de l’eau recouverte de nappes de pétrole et autres souillures, enfin le port avant les discours sur l’écologie. Tous les membres de la chorale ne sont pas ouverts au projet de Mark, aussi, ceux qui sont passionnés par l’art et l’écologie décident de participer. Le chant sélectionné pour l’installation finale relate de la façon dont le port de Rotterdam est et restera toujours le même, ce qui vient directement en contradiction avec le tonneau. L’artiste les filme et enregistre pour les projeter sur trois écrans durant les expositions, dont le son s’active à l’approche du spectateur.rice. Toutefois, la troisième exposition prend la forme d’une performance puisque Mark invite les 40 membres de la chorale à venir en chair et en os chanter en live pendant 2h30.

photo credit : David Danos
Enfin, pour célébrer la fin de la résidence dans un événement final, l'œuvre est exposée à V2_ ; La chorale n’est présente que sur les écrans et un baril de pétrole Shell est maintenant envahi par la vie marine. Son but est d’ouvrir la conversation sur le futur du port de Rotterdam et le tonneau colonisé est son acte artistique, censé donner un aperçu de ce à quoi pourrait ressembler la vie marine du port dans 30 ans. Il donne une conférence à propos de son travail au Guggenheim en octobre 2022, et prévoit un évènement au Musée Maritime de Rotterdam en 2023 où la chorale, habituée des lieux, sera de retour. Mais un projet qui présente une utilité sociale et écologique ne devrait pas se conclure après quelques expositions ; après avoir amené le sujet dans le domaine académique et de la recherche, il en ressort que ces méthodes de régénération pourraient s’appliquer à bien d’autres espèces et milieux. L’artiste a l’idée de solliciter, dans un futur proche, des sociétés qui s’occupent de datacenter sous-marins, pour en faire des structures de développement pour les animaux marins.
Au final sur ce projet, Mark aura d’abord travaillé avec un écologiste, puis collaboré avec des entreprises locales pour récupérer le matériel et concevoir le mécanisme d’immersion, mais aussi convaincu une chorale, et enfin réunit les rotterdamois sur un sujet qui les concerne, tout cela en partenariat avec des institutions culturelles. Il aura positionné le public entre différents domaines liés au même contexte, et confronté aux frictions entre la vie humaine et marine. L’artiste aura surtout créé un cadre unique qui aura permis à des personnes qui à priori n’ont en commun que leur ville, de se rencontrer et d'échanger. Ce nouvel aspect de son travail qu’il a découvert à travers l’élaboration de pier pressure, il souhaite continuer de l’explorer par la suite.
credit : Sébastien Robert
pier pressure s’est avéré être un pont entre le passé, le présent et l’avenir du port de Rotterdam et de ses habitant.e.s humain.e.s et non-humain.e.s.
Plus qu’un simple projet artistique, le travail de Mark IJzerman a permis d’ouvrir un dialogue social nécessaire à la construction d’un meilleur futur commun.
Artiste
Mark IJzerman
Collaborateur.rice.s
V2_
Peter Paalvast – Ecoconsult
Han Meijer – Deltastad
Harry ten Hove – Naturalis
Laura Mackenbach
Shantykoor Barend Fox
Sasja Voet
Adriaan van de Polder
Nienke Huitenga
Sam Huisman
Shami Durrani
Rob Emeis – Zorona and Nathan Marcus
Franck Meijboom – Universiteit Utrecht
Maurice de Bruijne
Sjef van Gaalen – Structure & Narrative
Just van der Endt – Witteveen + Bos
Pauline Kamermans & Annemiek Hermans – Wageningen University & Research
Angelina Kozhevnikova
Etienne Abadie – Ecocean
Gijs Bosman – The Weathermakers
Michael Laterveer – BlueLinked
Hans Heupink – Gemeente Rotterdam
Katía Truijen
Artiste

“J’ai appris que positionner le public entre différents éléments dans le même contexte, ça marche. [...] Il s’agit de trouver différentes façons de raconter une certaine situation.” L’un des intérêts des projets interdisciplinaires est précisément de mettre en perspective différentes facettes d’un même sujet. Ils permettent de créer une rencontre entre différentes personnes avec différentes visions, qui à prime abord, n’auraient pas eu de raison de se retrouver au même endroit. C’est l’un des aspects que Mark IJzerman a souhaité explorer à travers “pier pressure” et qui selon lui, donne son caractère unique à ce type de projets artistiques. Après un début en musique, il a peu à peu renforcé le caractère utile, voire politique de ses projets, en y intégrant les valeurs humaines et écologiques.
La famille de Mark est originaire de la province côtière de Zeeland aux Pays-Bas, région marquée par les grandes constructions de barrages, écluses et digues dans la seconde partie du XXe siècle. Petit, il est impressionné par les histoires que lui racontait son arrière-grand-mère qui elle-même portait encore les vêtements traditionnels de la région. Il grandit à Eindhoven, où il connecte avec la musique dès son enfance. Ses parents le poussent à choisir un instrument, et il jette son dévolu sur le clavier électronique pour se rendre compte assez vite que le clavier n’est pas très populaire auprès des groupes de musique. Dans son adolescence, il intègre néanmoins quelques groupes, mais surtout, il commence à composer de la musique sur son ordinateur.
Ses premières frustrations apparaissent au lycée quand son professeur de musique exprime son dédain pour la musique électronique. Il en fait l’objet de ses études supérieures à l’école d’art d’Utrecht qui propose un double cursus musique et technologie, un peu trop axé sur cette dernière à son goût. Il s’y retrouve un peu mieux, mais se sent lassé par les règles établies dans la musique occidentale et désire approfondir ses connaissances de façon plus ouverte. Au début des années 2010, Mark obtient son diplôme et entame sa carrière professionnelle. Il enchaîne des petits jobs dans lesquels il fait du son pour des publicités, et refuse son premier gros contrat ; il estime que le travail proposé ne correspond pas à ses valeurs, une décision difficile pour n'importe quel jeune diplômé en arts, mais qui donne le ton pour les futurs choix de l’artiste.

Pendant son stage chez Sound and Music à Londres, il travaille sur un projet appelé “minute of listening”. Il s’agit de développer une méthode éducative pour les élèves d’école primaire qui consiste à leur faire écouter un son pendant une minute, et les laisser imaginer ce qu’il pourrait être. Puis on leur donne la bonne réponse, et ils.elles ré-écoutent. L’expérience peut s’arrêter là, ou bien continuer en ouvrant une discussion sur la culture, la géographie, etc. Cette formule propose un point de vue différent sur l’éducation musicale, un élément essentiel qui séduit Mark. De retour aux Pays-Bas, il essaye de répandre la méthode dans les écoles, mais le travail de diffusion s’avère être fatiguant. Il réussit néanmoins à la faire intégrer dans quelques organisations, puis devient enseignant dans l’école où il a étudié.
En parallèle, il entre dans un collectif d’art sonore appelé Soundlings. Il réunit des jeunes artistes son et musicien.ne.s, fraîchement diplômé.e.s, tou.te.s se confrontant au même dilemme : comment vivre en tant qu’artiste ? Ensemble, ils montent des projets divers et organisent un groupe de réflexion hebdomadaire sur des thèmes qui n’ont pas été abordés pendant leurs études. Les discussions sont d’une part philosophiques comme le son dans la vie de tous les jours, d’autre part orientées vers d’autres domaines comme les jeux vidéos ou le design, mais aussi pragmatiques comme les financements de projets artistiques. Grâce à Soundlings, Mark gagne en confiance pour s’affirmer en tant qu’artiste.
Il continue de collaborer avec d’autres organisations et artistes, conçoit le son pour des œuvres. Il fait notamment de la R&D pour une start-up qui crée “crdl”, un dispositif qui facilite la communication avec les personnes atteintes de démences, par le toucher et le son. En plus d’être un dispositif médical technologique, c’est un objet utile et poétique. Alors que Mark est principalement attiré par l’élément de conception, ses interventions sont de courte durée. Puis en 2016, les choses changent ; il produit la performance audiovisuelle “Presque Vu” à la demande des organisateur.rice.s de FIBER Festival qui ne lui donnent que peu de directives. Cette dernière collaboration marque le début de la carrière artistique de Mark.

photo credit : Lisanne Lentink
Il fait ensuite la rencontre de Sébastien Robert qui lui vient en aide pour “Time Shift”, une rencontre importante puisqu’elle est l’aube d’une amitié personnelle et professionnelle. Mais malgré ses avancées, Mark cherche encore ce qu’il souhaite exprimer avec son travail, et c’est justement grâce à une résidence au Chili avec Sébastien en 2019, qu’il trouve des éléments de réponse. Son voyage l’inspire à axer ses recherches sur l’écologie, et d’en parler à travers la technologie dont Mark maîtrise les outils. Plus que cela, l’artiste découvre l’amour du terrain ; il apprécie travailler avec des experts et des données ouvertes, mais comprend qu’il faut être sur le terrain pour ressentir et connecter toutes ces données. Et comme l’art doit pouvoir soulever des questions difficiles, leur performance “As Above, So Below” explore la façon dont on peut aborder la friction entre écologie et technologie. Ainsi, ce projet devient un tournant majeur pour son approche artistique, et la résolution de cette friction, une force motrice pour sa pratique.
En 2020, Mark commence à enseigner dans le master Ecology Futures à l’ Institut de Maîtrise des Cultures Visuelles; dans la lignée de sa démarche, il emmène les étudiant.e.s sur des anciennes mines ou sites fermés, pour y examiner les différents strates, qu’ils soient géologiques ou sociaux, puis des œuvres d’art en découlent. L’artiste se sent épanoui, il apprend beaucoup de ses élèves, tout en continuant son travail de recherches et d'expérimentation des technologies. Avec “Humans, Talk To Me”, l’IA fait son apparition ; cette installation invite le public à s’allonger dans des filets de pêche et discuter avec la mer du Nord elle-même (de façon spéculative). Après avoir recherché les textes sur la mer du Nord, dont la plupart sont en réalité techniques, les créateur.rice.s ont formé une IA à se centrer sur la littérature poétique et à converser afin de “créer une voix” de la mer.
De la même façon, Mark utilise l’IA pour élaborer des conversations entre les humain.e.s et d’autres espèces et créer une proximité, comme avec les balanes pour “Conversation with crustaceans”.

Avec le temps, la mer prend de plus en plus de place dans les projets de Mark, un élément crucial de l’histoire des Pays-Bas et qui préoccupe pour le futur. Le travail sur les crustacés lui permet aussi de renouer avec son enfance ; les conservateur.rice.s du Flood Museum, situé dans la province de Zeeland, séduits par son travail, le sollicitent pour faire parler certains objets de leur collection, un projet plutôt technique et actuellement en cours. “Pier pressure” est certainement une première pour Mark puisque l’aspect technique y est moins marqué et le son moins central. Aussi, le type de recherches effectuées pour l'œuvre était un élément qui lui manquait, et et les subventions qu’offrent une organisation comme S+T+ARTS, est une aubaine pour les artistes qui souhaitent approfondir un sujet.
Parmi les prochaines étapes, le projet doit être présenté Musée Maritime de Rotterdam, l’artiste continue de transmettre les valeurs d’engagement à travers l’enseignement, et d’organiser des rencontres et laboratoires de recherches avec d’autres artistes. Mark et Sébastien se retrouveront également pour une résidence en juin 2023, cette fois à Svalbard dans l’Arctique. Ils s’intéressent à l’exploitation minière sous-marine et son impact sur les cultures indigènes. Enfin, pour ce qui est de futures envies, Mark voudrait poursuivre ses recherches sur le non-perceptible à l'œil nu, et rendre visible au public cette friction avec nos besoins.

Pour Mark IJzerman, il est évident que l’art est bien plus qu’un moyen d’expression, c’est un vecteur de changement, et l’acte artistique est avant tout un acte politique.
Ses œuvres nous invitent à prendre du recul, poser un regard autre sur ce qui nous entoure et remettre en question nos choix. D’une certaine façon, elles incarnent déjà le changement.
Artiste
Mark IJzerman