LowSoRo
Projet

Pensez à un robot, que voyez-vous ?
Un objet mécanique et articulé, froid et métallique, avec deux bras, deux jambes et une tête pensante ? Est-il réellement dénué d’émotions ? Vous vous demandez peut-être ce qui pourrait se passer s'il s'émancipait accidentellement. Parce que s’ils nous facilitent le quotidien et comblent nos désirs de confort ou de modernité, les robots envahissent notre imaginaire d’un futur technocentré, stérile et post-industriel, dans lequel ils évoluent et s’épanouissent. Pourtant, ce domaine ouvre un large champ des possibles : la robotique peut-elle plutôt rimer avec transformation durable de la société ? Les artistes Selma Lepart et Nathalie Guimbretière ont choisi cette voie : expérimenter Soft robotic avec Low-tech, une combinaison gagnante.
Pour comprendre les enjeux du projet, nous devons d’abord revenir sur leurs définitions respectives. La “robotique molle” est un sous-domaine de la robotique dont la particularité est d’utiliser des matériaux souples ou élastiques, comme le silicone ou le plastique. Ils sont utilisés dans des domaines techniques qui nécessitent des opérations précises (la chirurgie par exemple), car leur souplesse rend l’environnement plus accessible. De plus, les soft robots sont conçus pour interagir avec leur milieu, et tendent à gagner en autonomie ; ils peuvent prendre appui, saisir des objets de tailles et textures différentes, changer de forme, se glisser dans des endroits difficiles d’accès… Leur mouvement est organique, les mollusques et les insectes ayant souvent inspiré leur apparence, ce qui peut les rendre plus attachants que les robots rigides de notre imagination.
La “low-tech” (ou “basse technologie”) est un concept assez complexe à définir. Selon le low-tech lab, c’est un ensemble de systèmes, techniques, services, savoir-faire, pratiques, modes de vie et même des courants de pensée, qui intègrent la technologie selon trois grands principes : utile, accessible, durable. Opposé à la high-tech, il ne s’agit pas non plus de bannir les nouvelles technologies, ou encore de revenir à un mode de vie primitif, mais plutôt de vivre avec tout ce que nous avons créé depuis la révolution industrielle, et déconstruire ce qui pollue. Il s’agit de faire des choix responsables et adopter un mode de vie respectueux de la planète. Cette démarche implique de faire par soi-même (DIY), transmettre et collaborer. En français, une meilleure traduction serait “technologie appropriée” - celle qui est adéquate, et celle que l’on s’approprie.


Si nous restons au stade de définition, Soft robotic et Low-tech semblent à priori incompatibles. Pourtant cet alliage est bien plus sensé qu’il ne laisse supposer ; bien qu’elle implique un degré de technicité élevé, l’essence même de la création d’un soft robot est sa capacité à s’adapter en milieu changeant. Ils se veulent robustes et résilients grâce au choix de matériaux flexibles et accessibles. Les questions de leur fonctionnement, leur mise en forme et leur usage sont traitées de manière égale, obligeant ingénieur.e et designer.e à modifier leur schéma de pensée traditionnel, et travailler sur des échelles réduites. Selon Nathalie et Selma, la Soft robotic serait de la Low-tech qui s'ignore itself, voire de la "Wild Tech" (Emmanuel Grimaud).
Les deux artistes se rencontrent pour la première fois au sein de l’ENSAD Lab à Paris, à l’occasion de portes ouvertes des ateliers, chacune faisant partie d’un groupe de recherche distinct. Selma étudie les questions de l’autonomie des œuvres d’art et la relation d’affect que nous créons face à elles. Naturellement, elle s’intéresse à la Soft robotic. Nathalie se penche sur le rôle du designer et l’anthropologie des techniques, questionnant les relations des individus avec les technologies, l’usage des objets et leur impact sociétal. Le courant passe, et le temps aussi, mais elles ne se perdent pas de vue et évoquent l’idée d’une collaboration. Ensemble, elles mettent leurs recherches en perspective, et trouvent que les objectifs et méthodologies de la Low-tech s’intègrent bien et enrichissent le projet de Soft robotic : l’une adopte une démarche technique et l’autre contrebalance avec une philosophie axée sur des préoccupations contemporaines.

L’idée de base de Selma est de créer un kit de Soft robotic, un outil qui puisse être partagé et qui permette de prototyper des objets sans avoir une formation d’ingénieur.e. Une création à part entière pourrait en résulter à chaque utilisation, faisant du kit le point de départ de nouveaux projets et par conséquent un objet d’étude. Mais avant d’en concevoir un, les artistes ont besoin d’un terrain d’expérimentation dans lequel elles pourront tester la création d’objets avec des personnes dont le mode de réflexion est différent du leur. Autonomie, partage et transmission des valeurs sont les mots d’ordre. Le format workshop s’impose face au projet qui est resté théorique jusque là. Alors quand l’occasion de concevoir un atelier pour des étudiant.e.s ingénieur.e.s se présente à Selma, elle propose à Nathalie de le concrétiser.
L’atelier se déroule début 2022 l'IMT Atlantique; cinq prototypes voient le jour, l’expérience est ludique et stimulante pour tou.te.s. Les premiers résultats sont concluants pour les artistes d’un point de vue expérientiel, technique et aussi personnel. Tout d’abord, les membres des groupes, qui ne se connaissaient pas forcément, ont appris à collaborer. En adoptant une posture de recherche, ils.elles ont pu se tromper, se motiver, changer de trajectoire, stresser, et surtout découvrir les écarts entre théorie et pratique. Au niveau de la mise en forme, les créations ont été plutôt inspirées par la nature, ainsi une prothèse de poignet et de main ont vu le jour, une chenille, une grenouille et une pieuvre. Enfin, Nathalie et Selma, qui avaient l’habitude de donner des workshops dans leur domaine respectif, se complètent ; l’une voulait intégrer plus de pratique dans sa démarche, tandis que l’autre avait besoin d’un appui pour la documentation et la gestion des groupes.

Une chose est sûre, le duo fonctionne sur tous les plans et ce premier public les accueille chaleureusement. Elles devront continuer de confronter leur projet à diverses personnes pour le nourrir. En effet, plus les types de publics sont différents, ou ont des approches et des centres d’intérêt variés, plus la qualité du kit s’enrichit, et les potentiels résultats avec. Aussi, des artistes, dont les préoccupations sont basées sur des sujets plus abstraits, aborderont certainement le projet par un autre angle que celui de chercheurs en aérospatiale, ou d’un public à handicap moteur. Au fur et à mesure des workshops, les découvertes et savoirs de un.e.s, seront transmis aux autres ; Selma et Nathalie tiennent à ce que la portée du partage soit aussi large que possible. Car la réelle valeur du kit est de croiser les idées, les disciplines et surtout briser les préjugés en confrontant une catégorie de personnes à la réalité d’une autre.
En ce qui concerne les éventuelles continuités du projet, les artistes pensent à plusieurs choses ; Selma veut expérimenter et récupérer les tests produits par les participant.e.s, puis itérer jusqu’à épuisement des choix. Nathalie souhaite sensibiliser sur la consommation d'énergie en apprenant à utiliser et mesurer les quantités d’énergie solaire, puis faire ses choix en conséquence. À ce stade du projet, elles n’utilisent pas de matériaux réutilisables ou biodégradables mais l’idée n’est pas exclue. Penser à rendre le kit commercialisable n’est pas non plus l’ordre du jour.

Les soft robots sont des objets impressionnants par leur puissance ; déformables, ils s’adaptent et résistent à presque tout, ils deviendront autonomes et autosuffisants. Leur aspect “mou” leur donne un côté sympathique et fait voler notre syndrome de Frankenstein en éclats. Mieux, ils suscitent la curiosité et fédèrent celles et ceux qui s’attardent dessus.
Selma Lepart et Nathalie Guimbretière n’ont pas fini de déconstruire les idées reçues et désacraliser les robots ; tant que leur technologie complexe reste appropriée, ils font un allié redoutable dans la construction d’un futur durable.
Artistes
Selma Lepart
Nathalie Guimbretière
Projet
LowSoRo
Selma

Photo credit : Marielle Rossignol
“Le fait de mélanger une théorie cognitive avec une pratique de l’art et une pensée philosophique, c’est ce qui m'intéresse. Je ne suis pas attirée par le fait de faire un objet fini qui fonctionne”. La posture des chercheur.e.s en art ne diffère pas grandement de celle des scientifiques ; les artistes travaillent en réseau, définissent des méthodologies et expérimentent, dans le but de faire avancer les connaissances communes dans un domaine. Selma Lepart a commencé par la création d'œuvres et a trouvé dans la recherche un moyen d’approfondir ses réflexions. Elle porte son intérêt sur l’autonomie des œuvres d’art, leur relation à leur environnement, et le rôle des nouvelles technologies à ce sujet.
Avec un père chercheur biologiste et une mère formatrice, nous aurions pu présager l’attrait de Selma pour la recherche, mais cet aspect n’arrive qu’assez tard dans sa carrière artistique. Dans sa jeunesse, l’art n’a pas une place essentielle, contrairement à la natation qu’elle pratique à haut niveau. Elle se souvient de deux détails distincts : d’abord, l’eau est un élément partiellement contrôlable, une matière qui nécessite d’être en osmose avec elle, et ensuite, la relation de confiance établie entre l’entraîneur.e et la nageuse. Si l’un.e n'avance pas, l’autre non plus. Malgré tout, c’est sur l’art que Selma jette son dévolu ; elle intègre l’école des Beaux-Arts de Nîmes en 2001 pour deux ans, avant de s’envoler pour la Réunion où elle continue sa formation au sein de la même école un an encore.
Le cursus artistique est épanouissant, elle développe ses propres schémas de pensée, les expériences sont positives, Selma apprend beaucoup, et ne décroche pas de l’art. Elle poursuit deux années supplémentaires, cette fois aux Arts Décoratifs de Strasbourg, où elle s’initie aux pratiques artisanales, du soufflage de verre à la gravure, en passant par la céramique. Elle découvre la transition de la matière au cours des différentes phases de modelage, et toutes les contraintes que les techniques imposent ; aussi le verre est intouchable pendant sa transformation, et la terre se modèle différemment sous les mains selon son degré d’humidité. En écho à la natation, le rapport à la matière fascine Selma et au sortir de l’école en 2007, elle sait quels types de travaux elle veut faire.

De retour à Montpellier, elle se lance dans la création d’une première œuvre majeure : Mercure Noir. Dans une cuve d’environ un mètre de hauteur se trouve un fond de ferrofluide, un liquide attiré par les aimants. Il est composé de particules de fer, elles-mêmes recouvertes par un tensioactif dont la propriété les empêche de se coller entre elles. Le tout baigne dans un solvant (huile, eau, etc) lui donnant l’aspect d’une texture type pétrole. Quand il est activé avec un aimant, le ferrofluide prend la forme en pics du champ magnétique, et peut être déplacé dans l’espace. Selma construit un système robotisé armé d’aimants relié à 12 capteurs qu’elle place sous la cuve. À l’approche du public, en fonction de l’angle par lequel ils ou elles arrivent, un des capteurs s’enclenche, amenant l’aimant dans sa direction, le liquide suit. Sauf que Selma qui s’auto-forme au code pour les besoins de l’installation, écrit un programme correct mais lent. Les visiteur.e.s en nombre, se placent à différents endroits de la cuve, et alors Mercure Noir, n’a que le temps d’aller vers les capteurs qui s’activent plusieurs fois d’affilée. Ne connaissant pas le mécanisme, et malgré l’aspect inquiétant du ferrofluide, certain.e.s se considèrent délaissées par l'œuvre.
Selma observe ; le public est déçu de ne pas être au cœur de l’attention. Ses attentes et sa capacité à se mettre au centre de l'œuvre amènent l’artiste à s’interroger : comment la perception d’une œuvre d’art peut modifier le comportement de celui ou celle qui en fait l’expérience ?
La dimension interactive devient alors essentielle dans le travail de Selma. Elle produit diverses installations plus ou moins faciles et rapides à mettre en place, et toujours avec des matières ayant la capacité intrinsèque de se déformer seules. Les œuvres imposantes demandent plus de temps et de financements, et Selma est prise entre ses expositions, et son travail au “Living Room”, un lieu de résidence qui accueille trois jeunes artistes occitan.e.s par an. Durant les trois années passées là-bas, elle se forge un réseau, assiste les artistes dans le montage des projets, et s’épanouit dans le travail collaboratif.

Puis en 2016, elle crée une seconde œuvre importante. Avec l’installation R.E.D (Réponse Électro-Dermale), elle mène ses expérimentations plus loin ; recouvrant un mur entier, R.E.D comporte des formes triangulaires en silicone capables de se soulever grâce à des fils à mémoire de forme. Composé d’un alliage de métaux, le fil se détend ou se rétracte en fonction de la chaleur. Les triangles sont programmés pour bouger selon leur propre rythme circadien fictif, et la présence du public dans la pièce. Leur mouvement ressemble à celui d’un poil qui se hérisse. Suivant le nombre de personnes et le moment de la journée, R.E.D ne réagit pas de la même façon ; l'interaction est bien réelle, mais elle n’est jamais laissée au hasard. Cette expérience pousse Selma à se lancer dans la recherche.
La même année, elle intègre le groupe de recherche Reflective Interaction de l’ENSAD Lab à Paris, un des seuls à travailler sur le sujet qui l’intéresse. Mais pour y accéder, elle doit passer le concours du doctorat, pour lequel elle est en concurrence avec cinquante autres personnes. Elle gagne sa place au sein du groupe et c’est là, pendant les portes ouvertes des laboratoires qu’elle fait la rencontre de Nathalie Guimbretière, future collaboratrice et amie. Loin de son cadre de vie et de travail montpelliérain, elle persévère dans la poursuite de ses études et de sa thèse à SACRe entre 2017 et 2019. Elle fait néanmoins les aller-retours toutes les semaines entre les deux villes ; le père de Selma est diagnostiqué de la maladie de Charcot, une maladie neuro-dégénérative qui affecte la motricité, la phonation et la déglutition. Son espérance de vie est drastiquement réduite, alors Selma quitte Paris et l’ENSAD Lab définitivement.

Cependant, elle continue ses recherches, cette fois au Laboratoire d’Anthropologie de la vie, dont l’objectif est d’étudier toutes les facettes de la conception de la vie, même artificielle. Son travail prend des allures plus académiques, elle ne développe plus de projets pour sa thèse, mais dresse plutôt un état des lieux de ce que représente l’autonomie des œuvres d’art, ou leur capacité à devenir autonomes. Légèrement différente de son travail personnel, sa thèse est axée sur les projets d’autres artistes ou créateurs et aborde des sujets complexes liés à la cognition incarnée ou la motivation. De plus, elle retrouve une relation rassurante d’entraineur.e / nageuse avec son nouveau directeur, et un environnement collaboratif.
Dans le cadre de sa thèse, Selma découvre la Soft robotic et réalise que Mercure Noir et R.E.D sont fondés sur les mêmes principes. Les œuvres interagissent avec leur environnement et amènent les individus à s’investir dans cette interaction. Paradoxalement, la Soft robotic est aussi développée pour les besoins des personnes handicapées moteur. Selma souhaite approfondir ces études, alors à chaque fois que Nathalie passe chez elle à Montpellier, elles discutent de la possibilité de mettre leur futur projet LowSoRo en œuvre, jusqu’au jour où la proposition du workshop pour l'IMT Atlantique tombe. Aujourd’hui, les artistes cherchent à développer et à itérer les ateliers, et continuent parallèlement leur route.
En mai 2022, Selma travaille sur le tournage d’un film avec Vincent Ducarne, dont elle est l’auteure. Le scénario initial a été coécrit avec Michael Verger pour le séminaire Without computer : anthropocene and digital imaginaries de l’ENS en 2019. La fiction met en scène l’investigation sur la perte d’une intelligence artificielle, à travers l’interrogatoire de la scientifique qui l’a créé. Cette œuvre, bien qu’en cours de production, pourrait faire l’objet d’une exposition prochainement, et même illustrer sa soutenance de thèse.

Selma Lepart s’est lancée dans la quête impossible de créer une œuvre autonome, et tous les événements de sa vie jusque là, semblent converger en ce sens.
Avec force et détermination, elle a su écouter son instinct et tirer le meilleur de chaque expérience pour contribuer au savoir artistique commun.
Artistes
Selma Lepart
Projet
LowSoRo
Perspectives sur la recherche artistique

Qu’est-ce que l’Art ? Si nous trouvons quelques définitions qui semblent pertinentes, cette question est restée au cœur des débats entre théoricien.ne.s à travers les siècles. Aujourd’hui nous n’avons toujours pas de réponse claire, ce qui rend plus difficile encore de conceptualiser la recherche artistique. Comment peut-on faire de la recherche en arts si nous ne pouvons pas définir l’Art ? Cette discipline, qui s’inscrit pourtant dans une tradition remontant à plusieurs siècles, aura souffert d’une reconnaissance officielle très tardive. Son essence est la transdisciplinarité, et à travers elle, les artistes chercheur.e.s contemporain.e.s repoussent les limites des sciences et des nouvelles technologies.
Depuis le début de leur existence, les artistes examinent le monde qui les entoure à un instant T, et retranscrivent leurs observations dans leurs œuvres, traduisant ainsi les valeurs de leur temps. Quand l’Histoire nous montre faits et événements produits dans le passé, l’Art nous renvoie à l’état de la société au moment de ces faits. Il nous montre les mentalités, les combats, les fractures sociales sinon religieuses ou politiques. Quand on parle d’avancées scientifiques, les artistes s’en emparent, les testent d’une façon autre, celle qui n’apporte pas toujours un résultat ou une application concrète, mais qui vise à poser un regard prospectif sur notre futur.
Comme toute forme de recherche, celle en arts va aussi dans le sens des innovations. Au moment où Selma Lepart souhaite approfondir la question de la matière en mouvement, elle s’intéresse à des matériaux peu connus du grand public, et des procédés techniques qui nécessitent l’appui d’ingénieur.e.s. Néophyte et sans formation, elle apprend sur le tas et en collaboration, créant ainsi ses propres médiums pour les besoins de ses installations. Pourtant, les croyances que l’art n’a qu’un but esthétique et que l'ingénierie à contrario ne produit que des objets avec une fonction, sont des idées reçues populaires, même dans les milieux scientifiques ou académiques. La fonction de l'œuvre d’art est simplement plus floue.

Certain.e.s artistes chercheur.e.s choisissent d’emprunter la voie doctorale, qui leur permet de bénéficier d’un encadrement pédagogique, et de travailler avec un groupe d’individus qui se focalisent sur les mêmes thèmes. L’objectif est de nourrir sa propre recherche et celle des autres, à travers les expériences menées dans le cadre de la thèse. Bien que la recherche incite les chercheur.e.s à adopter des protocoles d'expérimentation, le risque de cette méthode est d’avoir un groupe qui adopte les mêmes mécanismes de pensée. Or, pour Selma et Nathalie, remodeler son schéma de pensée est un exercice essentiel pour grandir et évoluer en tant qu’artiste et l’une des façons d’y remédier est de diversifier les rencontres, d’où la nécessité de créer des espaces faits pour, en produisant des ateliers par exemple.
Ces workshops servent également à concevoir un kit, qui fera office de support à leurs études. La question du support en recherche est très importante car elle confère une légitimité à la recherche en elle-même. Contrairement aux scientifiques qui peuvent se baser sur des études et des théories formulées au préalable, ou encore aux anthropologues qui font un travail de terrain, l’artiste chercheur.e doit créer ses propres supports. Et malgré les nouvelles générations d’artistes qui mettent en place des modèles valables, et leur volonté de nuancer les formats de thèse jugés trop rigides (du moins en France), la recherche en arts est encore trop rarement estimée à sa juste valeur.
L’une des raisons de ce phénomène est que la recherche en arts part souvent de l’intérêt personnel de l’artiste pour tel ou tel sujet, ce qui peut créer un décalage entre la théorie et la pratique. C’est pourtant logique ; nous avons beau être curieux.ses et vouloir se pencher sur tous les sujets existants, nous aurons toujours un attrait plus important pour nos propres besoins ou centres d’intérêts. En Soft robotic, les meilleur.e.s spécialistes des prothèses de mains sont probablement ceux ou celles qui ont perdu leur main. Aux États-Unis, beaucoup plus de femmes travaillent dans ce milieu, ce qui a pour conséquence de voir naître des créations liées aux besoins féminins, notamment dans la sphère gynécologique. Quoiqu’il en soit, les recherches démarrent souvent sur la base d’un intérêt commun ou personnel.

Les domaines artistiques ne font pas figure d’exception, c’est même inscrit dans la définition initiale de l’artiste, celle posée au début du XVIe siècle et dont le célèbre Léonard de Vinci est le chef de file : l’artiste n’est plus un simple artisan ou entrepreneur à partir du moment où il ou elle crée pour soi. Et mélanger son art avec des disciplines à priori éloignées, est une porte qui s’ouvre sur l’innovation.
En 2022, il est encore difficile de matérialiser la recherche en arts, et de revendiquer sa complexité. La rendre accessible et partageable à tou.te.s est un nouvel enjeu de taille, et certain.e.s artistes, comme Selma Lepart et Nathalie Guimbretière, travaillent dur à la concrétiser.
Artistes
Selma Lepart
Nathalie Guimbretière
Projet
LowSoRo
Nathalie

“Je n’arrête pas d’être étonnée par notre conditionnement multiple, la dureté d’en prendre conscience, de devoir changer”. Que ce soit pour son propre développement personnel, pour la planète ou pour la société, la prise de conscience est l’étape clé du changement dans notre schéma de pensée. Elle pose les limites de notre état à l’instant T et nous pousse à nous demander : comment agir ? De plus en plus d'individus se questionnent. En expérimentant les nouvelles technologies, en croisant les disciplines scientifiques, et en contribuant à la recherche, les artistes chercheur.e.s laissent planer un parfum de révolution, comme une Renaissance contemporaine. Nathalie Guimbretière est un exemple en la matière ; grâce à ses ruses, elle s’efforce d’esquiver confort et entre-soi, les grands ennemis du changement.
Nathalie grandit entre campagne et bord de mer. Ses parents, artiste peintre et journaliste, la laissent s’imprégner de la nature et découvrir d’elle-même le monde qui l’entoure. Elle observe, construit, peint, lit, décide. Très tôt, les questions sur le fonctionnement du monde et des entités qui le peuplent la travaillent, et ne la quitteront pas. Avec un fort attrait pour les cultures et les voyages, Nathalie se voit devenir ethnomusicologue. Mais l’image et le visuel, trop importants, la poussent à se lancer dans une carrière de graphiste pour des commanditaires engagés, notamment Attac France. Cette période est courte, et elle passe à l’opposé du spectre en travaillant comme directrice artistique pour une agence de communication pour des marques de luxe. Après trois ans, ses valeurs la rattrapent et elle quitte le milieu ; la création visuelle implique une certaine éthique et une grande responsabilité, alors elle se recentre sur ses propres convictions politiques et sociales. De retour dans le milieu associatif, culturel, des collectivités territoriales ou encore des maisons d’arrêt, ses commanditaires sont des festivals de musique, des théâtres, des médiathèques et le Secours Populaire.
Pour Nathalie, le conditionnement et la neutralité sont les objets d’une lutte acharnée, il ne suffit plus de se résigner sous prétexte que “nous avons toujours fait comme ça”. Et la remise en question personnelle est essentielle dans le processus. Car selon elle, le fait de se confronter à d’autres façons de penser nous pousse à s’engager dans des zones de friction, inconfortables, desquelles naissent une réflexion nouvelle. Quand notre avis sur un sujet est fixe, la pensée disparaît, et avec, nos motivations d’agir.

S’ensuit alors des études d’art et de philosophie, qu’elle ponctue par un doctorat en art et philosophie de l’art, cette fois à l’université Paul Valéry de Montpellier. Là-bas, elle intègre le laboratoire de recherche RIRRA 21 axé sur la littérature, et en même temps, elle entre dans le laboratoire de recherche de l'Ecole nationale des Arts décoratifs (“Ensad Lab”) comme chercheure associée au sein du groupe GoD|Art , qui étudie les formes artistiques non considérées comme telles, la BD ou le jeu vidéo par exemple. Avec ce groupe, elle emploie des méthodes punk, elle expérimente des moyens de construction ludique, avec ce qui lui tombe sous la main. Ce sont les prémices de l’application du concept low-tech dans sa pratique artistique. Elle voyage aussi beaucoup, et se conforte dans l’idée que l’altérité, qu’elle soit face aux cultures ou aux groupes sociaux, est nécessaire pour accompagner le changement.
C’est à l’Ensad Lab qu’elle fait la connaissance de Selma Lepartavec qui elle se lie d’amitié. Elles se retrouvent régulièrement à Montpellier où Nathalie, accueillie par Selma, poursuit sa thèse. Le projet LowSoRo émerge lentement.
En 2019, après dix ans, elle met sa carrière de directrice artistique indépendante entre parenthèses ; en marge des recherches académiques, elle se focalise sur la transmission et le partage de connaissances, des valeurs clé à ses yeux. Elle vit entre Paris et Angers, entre son atelier de ville et son atelier de campagne. À Angers, elle continue d’animer des stages et des workshops divers avec des publics variés et pratique des arts multiples. Par exemple, en juin 2022, elle accompagne des jeunes de 16-30 ans, sans emploi, sans formation, dans un atelier de création web documentaire, pour se former aux métiers de l’audiovisuel. Elle donne aussi des workshops à la maison d’arrêt d’Angers dans le cadre du festival Premiers Plans festival.
Du côté parisien, elle travaille dans un ancien accélérateur linéaire de particules avec un collectif œuvrant sous le nom de sas (Science Art Société) ; leur idée est de mener des projets à la croisée des arts (plastiques, numériques, performatifs) et des sciences (physique, biologie) avec des chercheurs, artistes mais aussi élèves et étudiant.e.s de banlieue défavorisées afin de lutter contre la sous-représentation des minorités dans les milieux scientifiques et artistiques. Grâce à cet espace hors norme, le groupe explore la spatialisation sonore, et Nathalie y fait des performances audio/visuelles. Enfin, elle est chercheure et enseignante à l’Ecole Normale Supérieure Paris-Saclay au Laboratoire Centre de Recherche en Design (ENS-ENSCI), ainsi qu’à l’Université Paul Valéry de Montpellier. Elle co-crée également en 2021 avec Milan Otal, le collectif Pronaos, collectif artistique pluridisciplinaire mêlant scientifiques et artistes.

L’artiste passe de l’enseignement à la recherche académique, des pratiques artistiques aux ateliers de formation, du travail individuel au travail collectif, d’une ville à l’autre. À chaque fois qu’elle alterne, elle doit se reprogrammer intellectuellement, parfois très vite. Elle croise les champs de l’anthropologie, la philosophie, l’art et considère l’atelier comme un espace social et politique. Aussi, se déplacer pour aller chercher de nouvelles images fait partie de sa méthodologie, créer un espace de rencontre entre les individus pour y écrire une histoire collective, suivant cette idée devenue un leitmotiv pour elle : croiser en tous temps et tous lieux théorie et pratique. Quand Nathalie travaille sur un projet en croisant les publics à fort handicap, physique et mental, et le grand public, elle contribue à ouvrir de nouvelles possibilités pour l'aménagement futur du territoire autour de ce problème. L’art permet de créer ces “îlots de pensée”, des espaces de réflexion ouverts.
Aujourd’hui avec le projet LowSoRo, dont le workshop a eu lieu en janvier 2022 à l’IMT Atlantique, elle arrive à mettre pour la première fois en application sa philosophie low tech à travers une pratique artistique et technique, tout en alimentant ses recherches. La Soft robotique pourrait être une pratique complète, encore vaste d’expérimentations, et qui l’amène à considérer la low tech sous un nouvel angle.

Nathalie Guimbretière a compris que multiplier les disciplines, s’ouvrir à d’autres savoirs, et se confronter aux réalités des autres était vital contre l’enfermement et l’entre-soi.
Et l’art, au-delà de ses mille vertus, est un formidable moyen d’y remédier.
Artistes
Nathalie Guimbretière
Projet
LowSoRo
Insights on low-tech

“La meilleure énergie est celle que l’on ne consomme pas!” Difficile de trouver l’auteur.e de cette citation tant elle est utilisée à grande échelle dans la politique et les médias. Sortie de son contexte et employée comme un slogan commercial, elle crée tantôt des vagues d’approbation, tantôt des vagues d’indignation. À l’image de la technologie, son sens varie en fonction de celui que l’on veut bien lui donner. C’est le dilemme auquel la démarche low-tech fait face ; elle est au cœur des débats contemporains et, pourtant, gagne de plus en plus de reconnaissance auprès des institutions officielles. Les artistes, designer.e.s et penseur.e.s qui s’intéressent aux nouvelles technologies lui rendent justice en adoptant un raisonnement conforme à sa définition : utile, accessible, durable.
Loin de l’image technophobe qu’elle renvoie, la low-tech incite plutôt à repenser la pertinence des usages technologiques et se fait volontiers alliée de la high-tech par une logique de complémentarité. Penser low tech, c’est exercer son esprit critique par rapport aux objets que nous utilisons et ce que nous en faisons. C’est cette entrée que Nathalie Guimbretière emprunte pour rallier sa démarche à la Soft robotic, celle de l’anthropologie des techniques ; cette discipline cherche précisément à définir le rôle et l’usage d’objets ou de technologies, et à comprendre l’impact sur le comportement humain et social. Un de ses penseurs des plus connus, André-Georges Haudricourt nous dit “n'importe quel objet, si vous l’étudiez correctement, toute la société vient avec“.
Comprendre les relations que les individus entretiennent avec les technologies est essentiel dans la recherche en design, et pour les innovations techniques. Mais il convient aussi de comprendre de quoi les objets que nous utilisons sont faits ; en décortiquant et analysant leur composition depuis leurs matières premières, leur provenance, leur méthode d’extraction et de fabrication, leur coût, leur impact humain et environnemental. Parce que nos modes de consommation, particulièrement en occident, n’ont pas changé depuis les Trente Glorieuses, pour au contraire s’exacerber, et que notre société a échoué à s’adapter aux mutations engendrées par ce style de vie. Aujourd’hui, plus que jamais, les designer.e.s endossent la responsabilité d’apporter des solutions nouvelles dans le respect des droits humains et de l’écologie, et au détriment du consumérisme.

Alors la low-tech apparaît comme une solution idéale car elle nous encourage à remettre en question nos habitudes pour ensuite modifier notre schéma de pensée. La Soft robotic regorge d'anecdotes à ce sujet ; les chercheur.e.s de la NASA ont identifié des tunnels de lave sur la lune, des cratères larges de 500 à 900 mètres, qui pourraient servir d’espaces de stockage pour le matériel à long terme. Sauf que les robots rover utilisés pour explorer les sites, sont conçus pour des terrains lisses, et leur design actuel les mènent à leur perte, ou leur dégradation. Pour éviter cela, les scientifiques ont lancé un appel à projets: une des idées gagnantes est un soft robot inspiré de scolopendres, habillé d’un tissu capable de se régénérer seul. Ses mouvements seront organiques et il pourra s'adapter en milieu imprévisible. L’originalité du projet le classe d’office dans la catégorie des innovations, et la technologie employée n’est destinée qu’à certaines opérations spécifiques.
Pourtant, les matériaux utilisés pour produire les soft robots, et la chaîne de fabrication remettent en question le caractère low-tech de cet exemple. Mais si nous allons dans cette direction stricte, la question pourrait aussi se poser pour un vélo, nous le rappelle Philippe Bihouix. Car c’est la démarche qui compte ; arriver à modifier nos images mentales des robots ou bien de l’art, s’interroger sur nos façons de vivre et nos conditionnements, observer et s’inspirer de notre environnement. Il ne s’agit pas d’abandonner toutes formes de technologies, mais bien de les comprendre, et de se les approprier pour un usage pertinent et durable. Et si Selma Lepart et Nathalie Guimbretière souhaitent créer un kit de Soft robotic accessible, c’est surtout dans l’idée d’enseigner cette flexibilité de l’esprit.

Penser low-tech est un excellent exercice qui met notre cerveau à rude épreuve.
Étape par étape, nous arriverons à nous éduquer au changement et au discernement, dans le but de réduire notre empreinte écologique et les injustices sociales.
Après tout, c’est la nature qui inspire les idées les plus judicieuses ; “les inventions ne sont que des imitations ratées”, Haudricourt en grand observateur a une fois de plus visé juste.
Artistes
Nathalie Guimbretière
Selma Lepart
Projet
LowSoRo