Louisa
Projet

Dans un monde où “bonne santé” rime avec bouger et bien manger, la réalité de notre quotidien nous rattrape, nous empêchant de prendre soin de nos corps correctement. C’est pourquoi regarder le nombre de pas calculés par nos smartphones est devenu un geste réconfortant après une longue journée. Les accessoires et vêtements intelligents peuvent être de véritables outils capables de détecter, analyser et enregistrer des données utiles et relatives à notre santé générale. Et si nous pouvions cibler des troubles localisés et récurrents ? Giulia Tomasello s’est penchée sur le sujet de l’hygiène intime féminine à travers plusieurs projets, dont Louisa, qui dresse le portrait type des utilisatrices de potentiels dispositifs dédiés à la prévention d'éventuels déséquilibres de la flore vaginale. Au croisement des wearable technologies, biohacking et féminisme, Louisa nous parle.
Pour comprendre qui est Louisa , il faut remonter en 2016 au moment où Giulia met en œuvre Future Flora, son premier projet de design spéculatif lié aux infections vaginales. Elle part de deux principes ; d’abord, 75% des femmes sont touchées au moins une fois dans leur vie par une vaginite, une inflammation du vagin souvent due à une infection bactérienne, et qui représente la première cause de consultation médicale chez les femmes. Ensuite, notre corps est composé à plus de 50% par des micro-organismes (bactéries, levures etc) qui forment plusieurs écosystèmes complexes appelés microbiotes. Ils sont naturellement présents, et nous protègent des maladies et infections. Le microbiote vaginal général des femmes caucasiennes et asiatiques est composé de bactéries de type Lactobacilles qui produisent un niveau d’acidité équilibré favorisant la bonne santé de l’organe géntial : la flore se fixe à la muqueuse vaginale créant un biofilm protecteur. Lorsque le système immunitaire est affaibli, le pH de la flore est altéré ce qui affecte le biofilm et provoque des agressions bactériennes.
Avec la multiplication des études sur le microbiote, une large communauté de femmes touchées et des tabous autour de l’hygiène féminine toujours très ancrés, il paraît évident à Giulia d’adresser ce problème. Elle est alors étudiante à la Central Saint Martins de Londres, dans le master Material Futures quand elle se lance dans la création du projet Future Flora Il se présente sous la forme d’un kit grâce auquel la femme peut créer elle-même sa propre serviette hygiènique bactérienne qui favorisera la restauration de la flore vaginale et l’équilibre de son pH. Le kit est composé d’une boîte de pétri avec une base de gel d’agar, d’une pipette remplie d’un composé bactérien et d’une boucle d’inoculation (outil qui permet de récupérer le microbe). Une fois que le contenu est prêt, il convient de découper la section utile pour s’en servir comme une serviette ; celle-ci peut être placée dans les sous-vêtements directement en contact avec la zone infectée, où les bactéries reconstituent la partie endommagée de la flore.

photo credit : Tom Mannion
Bien que réel, ce kit n’est pas fonctionnel. C’est un exemple de design spéculatif ; le projet n’a pas été testé, et est basé sur des études scientifiques démontrant que si nous vivions dans un environnement stérile ou si nous possédions des incubateurs à la maison, nous pourrions cultiver des bactéries. En outre, la société ne serait pas encore prête à accueillir le biohacking comme genre d’auto-médication ; ce mouvement de biologie DIY se démarque par son caractère open-source, et de fait engagé et citoyen. Le principe repose sur la lutte contre l’idée que des individus ou communautés avec une formation scientifique académique limitée soient incapables de contribuer à la recherche. Dans le cas de Future Flora, Giulia s’attaque au manque d’informations dû aux tabous autour des sécrétions vaginales. Elle souhaite aider les femmes à mieux comprendre leur corps, et les inciter à participer activement au savoir commun.
Et en 2016, son projet ne fait pas bonne figure ; il est même considéré comme provocateur, autant au sein de l’école que parmi certains amateurs de design dont le mécontentement explicite est visible au travers de leurs commentaires. À l’aube des mouvements qui encouragent la prise de parole des femmes en occident, mixer préjugés sociaux avec design et science est un geste audacieux. Malgré tout Giulia continue de travailler, elle affine son langage de sorte à développer un documentaire nommé Girl Biophilia qui vise à créer un récit autour de son projet. Il faut attendre 2018 pour que le public perçoive son projet d’un nouvel œil ; Future Flora remporte le prix S+T+ARTS en design, art et technologie, et propulse Giulia au devant de la scène artistique.
La même année, elle fait la rencontre de Tommaso Busolo, spécialiste en sciences de matériaux. Dans le cadre de son doctorat, il poursuit une recherche sur les wearable technologies et développe des fibres textiles capables de se recharger quand elles sont en mouvement. Giulia et Tommaso s’associent dans un nouveau projet : ALMA co-fondé avec Isabel Farina, anthropologue médicale, et Ryo Mizuta, spécialiste des nanotechnologies. ALMA se présente initialement sous la forme d’un capteur portable qui peut être incorporé dans le sous-vêtement afin de surveiller le PH du microbiote vaginal en temps réel et ainsi prévenir toute éventuelle infection. Mais avec le temps, il paraît essentiel d’intégrer une dimension culturelle et éducationnelle au projet.
Le collectif organise des ateliers de design uniquement réservés aux femmes, le but étant de comprendre comment développer le capteur et les outils relatifs. Suivant des méthodologies appartenant à l’anthropologie, les données sont ensuite analysées et intégrées dans le processus scientifique. Depuis 2019, Giulia et ses associé.e.s ont organisé 13 ateliers à travers le monde, depuis l’Europe à Rio de Janeiro en passant par Bangkok et la Malaisie. Sur la partie technique, le collectif a collaboré avec Fraunhofer IZM, une entreprise spécialisée dans les textiles électroniques, dans le cadre du programme européen Re-Fream en 2020. Le nouveau capteur, composé de deux électrodes, s’insère dans le gousset du sous-vêtement ; une variation de tension se produit lorsque les fluides atteignent les électrodes qui émettent un signal renvoyé à un processeur, qui lui-même envoie un signal au smartphone. Le capteur fait à base de textile est lavable.

ALMA aide celles qui le portent à identifier s’il y a ou non des signes d’infection bactérienne, et de comprendre la nature des symptômes. Avec une meilleure connaissance de son corps, la visite chez le médecin devrait également être simplifiée. ALMA devient alors une véritable plateforme qui vise à briser le silence autour de l’intimité féminine. Au même titre que Future Flora, le projet reste spéculatif pour le moment ; si l’équipe souhaite aller plus loin dans le développement de capteurs adaptés aux différents besoins des femmes, ils.elles sont aussi réalistes dans la faisabilité du projet. La technologie n’est pas tout à fait au point, et la société a encore besoin de préparation.
Alors Giulia continue à délier les langues et élargir les horizons du grand public ; elle participe à des conférences, interviews, podcasts, et expose ses travaux. En 2022 elle expose à trois reprises en Europe, dont deux fois solo ; lorsqu’elle est invitée à Vienne en mai, elle choisit de mettre en avant les ateliers d’ ALMAet laisser les objets parler à travers Louisa; celle-ci représente l’archétype de toutes les femmes qui utiliseront un jour Future Flora et ALMA, créant ainsi un pont entre les projets. Puis elle est introduite au mois de septembre à Rome lors de l’exposition : chi e Louisa?

À défaut de pouvoir encore le porter, Future Flora est exposé de façon permanente au MAK à Vienne, preuve du progrès en matière de droits des femmes ces dernières années, où il continue de susciter les débats.
Quant à Louisa, elle témoigne de l’engagement de sa créatrice auprès de toutes les femmes. Le chemin est long et semé d'embûches, et Giulia Tomasello semble bien déterminée à les surmonter.
Artiste
Giulia Tomasello
Projets
Future Flora
Alma