Frange d'Interferenza
Projet

Lorsque, fuyant le redoutable Orion
les Pléiades se précipitèrent dans le sombre abîme des flots
de tous les points du ciel les vents soufflent avec furie.
N’aie jamais, en ce temps, de vaisseaux sur la mer
c’est alors je le répète encore, ne l’oublie pas, qu’il convient de travailler à la terre.
Ces paroles sont universelles, et résonnent à ce jour comme un rappel aux sources. Du nord au sud, et de l’est à l’ouest, l’apparition de la constellation des Pléiades dans le ciel annonce le début de la saison du labour et semis. Dans les Travaux et les Jours, Hésiode énonce avec clarté et poésie les lois agricoles et maritimes dont la trame se dessine dans les étoiles. Mais dans un monde où la pollution lumineuse s'accroît, elles sont de moins en moins visibles et les signaux se brouillent. L’artiste Luca Serasini œuvre pour les ramener sur la terre ferme ; à la croisée de l’astronomie, la mythologie et le land art, son projet Frange d’Interferenza explore l’existence des ondes gravitationnelles.
Tout commence avec la fascination qu’a Luca Serasini pour les taureaux ; au début il les dessine simplement, rouges, symboles de puissance virile, et les présente pour la toute première fois à la Biennale M’Arte de Montegemoli. Habitué de l'événement, il les fait évoluer en sculptures de papier mâché qui semblent sortir de terre et dont la couleur écarlate contraste violemment celles de la nature. En 2013, les taureaux de Luca changent à nouveau de visage : le projet des constellations commence à prendre forme, et le land art s’affirme comme le médium incontournable de l’artiste.
Pour cette édition, il reproduit la constellation du taureau sur un terrain vierge : Il plante des piquets dans le sol qui représentent chacun une étoile, et les relie à l’aide de larges pans de textile non-tissé (une étoffe dont les fibres sont aléatoires et dont la consolidation se fait par traitement chimique). L’installation doit sembler linéaire depuis le ciel, et fonctionner comme un miroir pour la constellation réelle. La première difficulté est celle du terrain vallonné, qui complique la disposition des piquets ; Luca se poste en observateur et oriente son équipe vers les points re-calculés. L'œuvre fait environ 200 x 80 mètres, elle est visible pour le grand public depuis le village voisin et les piquets, équipés de LED, s’activent à la nuit tombée.

Il reprend le même procédé pour bon nombre de ses installations, toujours en poussant leur aspect intéractif plus loin ; quand il reproduit Orion, c’est dans un vignoble, le terrain est plat et le public peut désormais se promener à l’intérieur de l'œuvre, entre les astres. Pour cette occasion, il collabore avec le musicien Massimo Magrini qui conçoit un son dédié à chaque étoile de la constellation. À l’aide d’une application téléchargeable sur smartphone, les visiteurs vivent une expérience visuelle et sonore.
Pour Pégase composée de dix étoiles, Luca demande à des conteurs de créer et réciter des histoires relatives aux personnages que l’astre incarne. Il met en place dix téléphones à cadran, dotés d' Arduino, qui sonnent à l’approche d’une personne. En décrochant, l’étoile leur conte une anecdote, en trois langues au choix.
Luca cherche constamment à établir un lien symbolique entre l’histoire, les lieux, et la philosophie derrière chaque constellation. Son intérêt primaire se porte sur les mythologies anciennes et il se fascine pour la similitude entre ces histoires, d’une civilisation à une autre. Pour lui, elles nous lient en tant qu’êtres humains et forgent l’Histoire commune de l’humanité, elle est inscrite dans le ciel, de façon éternelle. Nous avons eu tendance à l’oublier avec le temps, et aujourd’hui plus que jamais ; avec le développement des infrastructures urbaines, la multiplication des éclairages publics, et l’intensification de nos modes de vie frénétiques, la carte du ciel est de moins en moins visible à l'œil nu.

À partir de 2019, Luca commence à s’intéresser à l'aspect scientifique des astres ; à l’occasion d’une résidence au Maroc, il crée sur une plage de sable une œuvre éphémère dédiée à la naissance même des étoiles, et notamment les étoiles binaires. Phénomène encore discuté en astrophysique, elles seraient un système de deux étoiles orbitant autour d’un centre de gravité commun. L'œuvre, après seulement quelques heures, disparaît avec la marée haute, donnant une nouvelle dimension performative au travail de l’artiste.
Avec ce nouveau niveau de lecture des constellations, le projet prend un tournant pour donner naissance à Frange d’Interferenza. Lors d’une visite de Virgo en Toscane, Luca apprend l’existence des ondes gravitationnelles, une évolution scientifique majeure du XXIe siècle, qu’il voudra par la suite représenter dans une nouvelle installation. Virgo, projet issu d’une collaboration internationale, est un interféromètre géant : c’est un instrument dont le but est de détecter ces fameuses ondes, par la création d'interférences.
Imaginons un lac paisible dans lequel on jette une pierre ; celle-ci coule, son poids étant plus léger que celui de la Terre (principe de la gravité), et crée un point autour duquel des ondes circulaires se forment. Plus la pierre est volumineuse, plus les ondes sont amples, et vice versa. Mais quoiqu’il en soit, ces ondes disparaissent rapidement.
De façon générale, l’espace-temps défini par Einstein est comme notre lac, une sorte de tissu sur lequel n'importe quelle masse en mouvement provoque des ondes que l’on qualifie de “gravitationnelles”. Peu importe leur ampleur et leur échelle, leur dissipation est rapide ce qui les rend difficile à mesurer, d’où l’existence de Virgo en Italie, Ligo aux USA, et deux autres encore.


Comme pour les constellations, Luca souhaite les rendre visibles à l'œil nu ; il choisit de représenter leur propagation par ondulations ou franges, et non de façon circulaire. Mais comme l’installation n’est plus linéaire, le challenge repose maintenant sur la météo. La quantité d’herbe peut être problématique pour créer les courbes, ce qui pousse l’artiste à mener diverses phases de tests. Massimo Magrini accompagne également le projet en son, il créera une nouvelle application téléchargeable pour le public, qui aura le loisir d’écouter les ondes enregistrées par les représentant.e.s de Virgo. L'œuvre se fera au fur et à mesure sous forme de performance, les visiteurs pourront marcher parmi les ondes, au pied de Virgo même, à la fois du mois de juin 2022.

Nous n’avons pas conscience de l’existence des ondes gravitationnelles, pourtant elles nous traversent et nous unissent par effet de ricochet. Nous avons aussi arrêté de regarder les étoiles au profit des lumières artificielles, pourtant leurs histoires restent universelles.
À travers son projet en constante évolution, Luca Serasini ne cesse de nous renvoyer aux fondements de l’humanité avec poésie.
Artiste
Luca Serasini
Collaborations
Massimo Magrini
Artiste

“Si vous êtes prêt à vous renseigner sur un sujet, vous pouvez changer d'avis à son propos". Quand vous demandez à Luca Serasini s'il croit que l’art peut faire changer la façon de penser d’un individu, sa réponse est positive, nous pouvons constamment faire évoluer notre manière de voir les choses. C’est même la philosophie personnelle qu’il adopte quand il crée ses constellations et ondes gravitationnelles ; ses installations font transparaître l’évolution de son point de vue et de ses intérêts au fil du temps.
Luca a toujours été un amateur d’art ; autodidacte, il s’épanouit dans la peinture et plus tard la musique, aussi bien que son entourage l’incite à prendre la direction d’une carrière artistique. Mais soucieux pour la stabilité financière au sein de sa famille, il laisse l’idée de côté et choisit d’entreprendre des études dans l’électronique et le graphisme éditorial. Dans ce domaine toujours en expansion, les développements technologiques garantiront du travail sur une période assez longue, et les postes ne manqueront pas, son avenir est assuré. Dès la fin des études, il trouve du travail ; il fait principalement de la visualisation de données dans le domaine des sciences, notamment dans le cadre d’usages généraux. Aujourd’hui, il travaille toujours dans un laboratoire d’infographie multimédia, et est amené à collaborer avec divers scientifiques.
Nous sommes dans les années 1990, au début de la carrière professionnelle de Luca qui découvre l’électronique ; il apprend à jouer de la guitare électrique, s’en amuse un temps avec son groupe, mais l’instrument ne satisfait pas pleinement ses besoins créatifs. Alors il se lance dans la peinture, pratique dans laquelle il pourra approfondir son expression personnelle. Il commence par utiliser des médiums et des techniques assez classiques tels que l’aquarelle et l’huile car à ce moment-là, il ne porte pas l’art contemporain dans son cœur, dont il ne comprend pas l’intérêt. En 1996, il participe à sa première exposition de groupe et met son travail en lumière pour la première fois aux yeux du grand public. Le cap est difficile à passer mais Luca y prend goût ; déjà habitué à coordonner les congrès scientifiques, il transpose ses compétences professionnelles dans la sphère artistique et organise ses propres expositions.

En 2003, Luca lit un livre sur l’art contemporain qu’un ami lui conseille ; aussi anodine soit-elle, cette lecture change totalement sa perspective le sujet. Il y découvre ses nouvelles inspirations, Christo et Jeanne Claude, Bill Viola, Robert Smithson et bien d’autres encore. Il comprend le sens de leur travail, allant de l’utilisation de matériaux spécifiques, au processus de création général. Il voit la complexité des différents aspects d’une œuvre, et décide à son tour, de faire des expérimentations artistiques. Il se met immédiatement au travail et présente dès 2004, une première installation d’art vidéo dans laquelle il présente la mer sous différents angles. Elle y apparaît puissante et violente, métaphore des vagues d’émotions et dont le seul conteneur est l’écran qui l’emprisonne.
C’est pendant cette période là aussi qu’il fait un voyage en Grèce, plus précisément en Crète. Terre de Zeus et du Minotaure, il y découvre la culture sacrée du taureau, symbole qu’il affectionne et le fascine. Luca voyage, expérimente de nouvelles façon d’exprimer son art, et n’oublie pas ses inspirations initiales, la mer et la nature. Il essaye la photographie, le roman graphique, les collages, et les installations visuelles interactives.

Le travail sur les constellations et le Land Art semblent être une suite logique de l’histoire, et il en produira un peu partout en Europe. Il ne peine pas à trouver ses sujets tant la sélection est vaste ; toutes les constellations, et étoiles portent le nom de personnages mythologiques grecs, romains, ou arabes. De plus, la culture qui tourne autour du thème est riche alors il devient prévalent dans sa pratique pendant plusieurs années. Mais par désir et par besoin d’en savoir plus, Luca s'intéresse à leur dimension scientifique, cherchant à comprendre la formation des étoiles, et l’existence de phénomènes qui relèvent encore du domaine de la théorie scientifique. Chaque dessin ou graphique issu d’une mission spatiale devient une inspiration pour l’artiste.
La prochaine étape pour lui serait d’explorer les origines du cosmos. Car une chose est sûre, son travail converge toujours vers la nature. Luca habite près de la mer, sinon face à elle pendant son enfance, et se souvient aider son père au potager ; adolescent, il n’aimait pas y passer beaucoup de temps, mais avec l’âge, il a appris à cultiver ces moments précieux, et à apprécier le travail au grand air.

Le Land Art s’est avéré être bien plus qu’un simple médium, c’est aussi une façon pour lui de vivre son art en osmose avec son amour pour la nature.
Luca Serasini est loin d’avoir emprunté le chemin classique d’un artiste, encore moins celui d’un artiste chercheur. C’est son ouverture d’esprit et sa volonté d’apprendre des choses nouvelles qui l’ont guidé sur cette voie.
Artiste
Luca Serasini
Collaborations
Massimo Magrini
Perspectives

Sur l’île de Chios, le géant chasseur Orion tomba amoureux de Mérope, la plus jeune des sept filles du roi Oenopion. Ce dernier promit la main de sa fille au chasseur à condition qu’il éliminât tous les animaux de l’île, croyant qu’il n’en serait pas capable. Mais le contraire se produisit, et Oenopion ne tint pas sa promesse. Pour le dissuader de se venger, Artémis proposa à Orion de venir chasser avec elle, sous l'œil inquiet de son frère Apollon. Alors celui-ci envoya un scorpion tuer Orion. Il se réfugia dans la mer, et Artémis qui ne le reconnut plus, lui décocha une flèche mortelle. Lorsqu’elle s’aperçut qu’elle tua Orion, elle le plaça parmi les étoiles avec ses chiens, Sirius et Procyon.
Le mythe comporte plusieurs versions et interprétations, en particulier le chapitre sur la mort d’Orion. Mais de Pindare à Ovide, la conclusion ne change pas : le chasseur devient une constellation après sa mort. Certain.e.s retiendront qu’Orion et le scorpion ne s’atteignent jamais, même dans le ciel ; quand l’un apparaît à l’Est, l’autre disparaît à l’Ouest. D’autres, comme Luca Serasini, se focalisent sur Orion qui cherche toujours la septième sœur des Pléiades, constellation voisine du chasseur et de ses chiens. Mérope est en effet une étoile invisible à l'œil nu.
Car pour mieux s’en souvenir et les repérer, nous leur avons donné les noms des personnages qui ont animé les mythologies occidentales et orientales, et leur disposition dans la carte céleste fait écho à leur histoire. Pourtant les premières mentions des constellations et des astres datent de la Mésopotamie. Quant aux premiers témoignages de leur utilisation, ils dateraient de l’âge de bronze faisant de l’astronomie la science la plus ancienne. Nos aïeul.e.s avaient déjà compris que les mouvements des astres étaient intimement liés aux cycles des saisons, des crues et des marées, essentiels pour gérer l’agriculture, la pêche et la navigation.

Les trouvailles initiales nous auront permis de nous organiser en société, et de développer les échanges avec les sociétés voisines. Naturellement, la nécessité de prévoir les phénomènes périodiques s’ajoute à cela, nous poussant à élaborer une mesure du temps.
Ainsi, les égyptien.ne.s, par besoin d’anticiper les crues du Nil, ont mis en place le calendrier à 365 jours que nous connaissons. Depuis, multitudes de découvertes majeures ont marqué l’Histoire, faisant, dès l’Antiquité, la renommée des astronomes et mathématiciens grecs et arabes.
Le domaine de l’astronomie est relativement complet et universel ; de la gestion basique des cultures à l’exploration spatiale, il aura aussi guidé les voyageurs. À travers les siècles, au-delà de la simple découverte de nouveaux territoires, le désir de conquête et d'accaparation des ressources aura pris le pas, façonnant notre géographie actuelle.
Bien que ce phénomène soit encore d’actualité, les questionnements fondamentaux d’hier sont encore valables aujourd’hui ; nous continuons activement de rechercher des réponses sur les origines de notre planète et de notre univers, car nous pensons toujours qu’elles déterminent notre futur.

Depuis la nuit des temps, nous avons regardé le ciel comme un vaste terrain exploratoire, nous lui avons trouvé des significations et attribué les mythes de nos dieux et déesses.
Mais si la nuit a été remplacée par les éclairages artificiels, les étoiles sont bel et bien là, cachées dans la voûte céleste. Elles testent notre capacité à nous souvenir des histoires qui nous lient, et continuent de vivre à travers elles.
Artiste
Luca Serasini
Collaborations
Massimo Magrini