Form for Fluid Computer

Projet

Connaissez-vous la définition de l’ordinateur ? Selon le dictionnaire, il s’agit d’une “machine automatique du traitement de l’information, obéissant à des programmes formés par des suites arithmétiques et logiques”. Si les mots employés semblent clairs, la définition n’en est pas moins abstraite, ce qui rend difficile de visualiser une image autre de l’ordinateur que celle que nous avons tou.te.s déjà en tête. Pourtant, l’histoire des systèmes computationnels remonte à l’Antiquité, et les ordinateurs ont pris différentes formes avant et en parallèle de ceux qui ont été popularisés, en fonction de l’évolution des technologies. Dans son projet Form for Fluid Computer, Ioana Vreme Moser explore une forme d’ordinateur alternative basée sur une technologie oubliée, et avec, une nouvelle narration de notre futur. Entre économie écologique, mécanisme fluidique et philosophie low tech, elle nous montre une autre voie.

Au moment où Ioana se lance dans l’élaboration de son projet, elle a deux préoccupations. 

La première est liée aux modèles informatiques et à leurs créateur.rice.s ; bien avant les systèmes automatisés et digitaux que nous connaissons aujourd’hui, des appareils ont été conçus pour décoder le monde qui nous entoure. Prenons l’astrolabe : c’est un outil qui a été utilisé tout au long de l’Antiquité et du Moyen-âge par les navigateurs et astronomes des quatre coins du monde pour se repérer dans le temps et l’espace. Il consiste en plusieurs disques superposés représentant chacun une fonction distincte qui, une fois associés par un mécanisme de rotation, calculent la hauteur des étoiles et leur direction. Par le calcul des variations de données physiques quantifiables, il permet de résoudre le problème et de le modéliser. Il s’agit bien de la définition d’un ordinateur analogique, et l’astrolabe en est un bel exemple. La deuxième préoccupation d’Ioana concerne l’histoire des composants et leurs implications politiques ; la conception de nos ordinateurs actuels donc digitaux, implique l’extraction de ressources minérales provenant généralement de pays pauvres, parfois heurtés par la guerre, et où la main d’oeuvre vit et travaille dans des conditions épouvantables.

Avec ce point de départ et vu la multitude de scénarios catastrophe liés à notre futur, l’artiste se pose la question : si tous les systèmes informatiques super sophistiqués dont nous dépendons venaient à disparaître du jour au lendemain, comment arriverions-nous à établir la communication ? Ioana sait que l’élément clé du fonctionnement de l’électronique est le transistor, un composant qui a la capacité de moduler et d’amplifier les signaux électriques grâce à un matériau qu’on appelle semi-conducteur. Comme son nom l’indique, sa conductivité électrique est à mi-chemin entre les matériaux isolants et les métaux, et cette particularité permet de contrôler la quantité de courant qui traverse le transistor. Leur fabrication est complexe, mais l’artiste découvre qu’il serait possible d’en imiter les propriétés en récupérant des matériaux que nous avons à disposition, comme la tôle galvanisée utilisée pour les toitures lorsqu’elle est chauffée dans certaines régions. Elle organise une série de workshops sur le sujet nommée Politics of Parts.

En parallèle de ses expérimentations, elle continue de chercher d’autres systèmes d’amplificateurs et tombe sur la fluidique, un domaine qui repose sur le calcul par le mouvement de jets d’eau. Nous sommes en 2019, Ioana fait des recherches mais ne trouve que très peu d’informations en ligne, le sujet étant plutôt niche. Elle commence donc à dessiner des prototypes sans en comprendre le fonctionnement à 100%. Ce n’est qu’en 2022 qu’elle reprend sa recherche à la bibliothèque de la Technische Universitat de Berlin qui comporte d’importantes archives sur la fluidique. L’un des premiers ordinateurs analogiques à eau appelé “intégrateur hydraulique” a été conçu en 1936 par Vladimir Lukyanov, le principe fut de remplacer le processus mécanique par l’eau. En 1957, des chercheur.e.s américain.e.s posent des brevets pour leur nouvelle création, l’amplificateur fluidique. Pour le visualiser, il faut imaginer un système de réservoirs et de tubes sinueux reliés entre eux dans lesquels l’eau (ou autre fluide) circule. À partir du réservoir initial, l’eau est pompée, et projetée dans les tubes qui forment des circuits en ramification. Cela signifie non seulement que le chemin emprunté par le jet d’eau peut être différent en fonction de la pression à laquelle l’eau est pompée, mais aussi qu’il peut être contrôlé. Les jets peuvent en effet être guidés de droite à gauche par un effet Coanda ; au moment où le jet rencontre une surface convexe, il s’y attache et s’écoule, il subit une déviation de sa trajectoire. Disons que vous avez un thé dans les mains et que vous le versez très lentement, le fluide s’attache à la paroi de la tasse puis s’écoule dans le vide quand il n’a plus où se coller. De la même façon, Ioana peut créer une commande logique et diriger le jet d’eau où elle le souhaite. En somme, l’eau entre dans le circuit, emprunte un chemin prédéfini résultant d’une série d’opérations, et ressort en fournissant une information. Cela renvoie aux éléments de base de l’ordinateur analogique.

Maintenant, elle doit définir chaque canal pour donner un sens à l’information. Elle s’inspire de MONIAC, un ordinateur analogue à logique fluidique, créé par Bill Phillips en 1949 pour modéliser l’économie britannique. Dans son concept, l’eau représentait l’argent et celui-ci pouvait s’écouler le long du tube de la consommation pour tomber dans le réservoir des besoins de la population, sur un circuit totalement transparent. Elle regarde aussi World3, la simulation informatique sur laquelle est basé le rapport Limits of Growth de 1972. La simulation repose sur les variables suivantes : population, production alimentaire, industrialisation, pollution et consommation de ressources naturelles non renouvelables. Et le rapport est brutal, il conclut : "le résultat le plus probable sera un déclin assez soudain et incontrôlable de la population et de la capacité industrielle". C’est précisément ce qui intéresse Ioana, et c’est le sujet qu’elle choisit de traiter.

Elle imagine une installation sur le modèle de MONIAC dans laquelle nous pouvons visualiser en toute transparence notre consommation de ressources et le rythme de la croissance globale à travers deux scénarios : “business as usual” dans lequel si nous ne faisons rien, nous subirons l’effondrement de la société prévu par World3, et un scénario d’équilibre dans lequel des politiques régulent la consommation en vue de construire modèle durable. Ioana travaille maintenant à cartographier son circuit : dans le scénario de World3, si le taux de pollution augmente, le réservoir d’eau qui le représente va se remplir en puisant dans un autre réservoir qui représente la population mondiale. Ou au contraire, celle-ci augmentera, laissant les ressources s'écouler lentement jusqu’à ce que l’eau disparaisse.

Lors de ses premières expérimentations, elle fait faire les dispositifs par un artisan verrier, et bien que le matériau soit séduisant, le verre peut avoir des inconvénients. La complexité du circuit requiert que la création soit faite main ce qui la rend fragile, et malheureusement trop imprécise. Il faudrait donc un matériau qui puisse être moulé, comme peut-être la céramique. Mais pour des raisons pratiques, Ioana fait aussi faire des dispositifs en plexiglas, plus résistant et léger, une première car elle n’avait jamais travaillé avec le plastique jusque là. Elle teste et explore ses circuits, laisse le processus dicter le chemin de l'œuvre finale. Elle collabore aussi avec des scientifiques et ingénieur.e.s quand les besoins techniques se présentent.

Le but de cette recherche n’est pas d’illustrer des données précises, mais de rendre le rythme effréné du monde actuel visible et de visualiser les bénéfices potentiels à y mettre un frein. La fluidique même en est un parfait exemple ; jusque dans les années 1970, ce modèle était compétitif sur le marché, mais sa lenteur et sa masse impliquent la prise en compte d’une multitude de paramètres par rapport à l’électronique, qui de son côté à vu les transistors se miniaturiser et la puissance des ordinateurs digitaux croître de façon exponentielle comme l’indique la loi de Moore. Mais si la technologie fluidique paraît futile parce que limitée par le développement de son propre corps, elle est pourtant de retour dans les laboratoires de recherche sous une forme dérivée : la microfluidique.

Pour Ioana, l’étude des anciennes technologies et de leur déclin reste central dans son travail. Cette année, elle entame un cycle d’ateliers en Italie, Autriche et France à la  NØ SCHOOL Nevers, dédiés à la théorie fluidique qu’elle mêle avec Politics of Parts sur les semi-conducteurs pour la partie pratique. Elle expose également son travail Fluid Memory sur le même thème entre Timisoara, capitale européenne de la Culture 2023, et Berlin.

 

Photo credit : Ozan Tezvaran

Par l’utilisation de la fluidique comme procédé technique et la mise en perspective de scénarios futurs, Form for Fluid Computer franchit la ligne de l’acte politique.  

Mais pas que. Ioana Vreme Moser nous appelle à faire une pause et prendre conscience de la fragilité de notre existence. Elle nous incite à écouter et respecter notre propre rythme, lent mais stable, à l’image de celui d’une nature résiliente.

Artiste

L'efficacité, oui, mais à quel prix ? Je n’ai pas envie de baisser les bras, je veux toujours imaginer un futur différent, à quoi ressemblerait la technologie dans un futur alternatif ?”. Voilà une bonne question que beaucoup d’artistes contemporains se posent. À côté du perfectionnement des IA qui affole et fascine la population à tous les niveaux, les urgences climatiques ont poussé bon nombre d’intellectuels à décortiquer les éléments de fabrication des objets électroniques, considérés comme l’une des sources du déséquilibre écologique et social. Ioana Vreme Moser fait partie de celles et ceux qui interrogent l’utilisation des matériaux et leur fonctionnement au travers d'œuvres sonores. Ses installations, performances et ateliers tournent autour de ces thèmes et mettent en perspective nos pratiques et usages des technologies.

Beaucoup diront qu’Ioana était prédestinée à suivre une carrière artistique. Née en 1994 à Timisoara, elle descend d’une longue lignée de créatif.ve.s et baigne dans le milieu culturel. Ses parents ouvrent l’un des premiers studios de graphisme de la ville dans les années 90 ce qui lui permet d’avoir un contact exceptionnel avec les ordinateurs dès le plus jeune âge. Exceptionnel car à l’époque ces objets sont peu accessibles à la population en général, et particulièrement en Roumanie qui est en reconstruction socio-économique. Mais petite, Ioana aime la danse et le dessin ; elle est ballerine pendant près de dix ans et est fascinée par le mouvement dans l’espace qu’elle associe avec le geste du dessin. Pendant ses années de collège et lycée, elle se spécialise en arts graphiques, étudie la photographie, la vidéo, la philosophie tout en continuant la danse contemporaine. Elle mélange alors déjà les disciplines et les médiums, puis tombe par hasard sur un atelier d'électronique. Révélatrice, l'électronique combine ses objets de fascination ; le circuit est un dessin sur lequel les électrons circulent, dansent, créant différents moments d’interaction avec les composants qui peuvent s’exprimer par des sons ou des mouvements.

Elle continue à étudier les arts à l’Université de Timisoara ; celle qui voulait toucher à l'interdisciplinarité y passe une première année difficile due à la rigidité du corps enseignant. Mais dès l’année suivante, elle s’envole pour Cracovie grâce à un partenariat Erasmus où elle se sent plus libre, et où elle découvre l'électroacoustique alors qu’elle suit des cours en douce à l’Académie de musique. Sa troisième année est partagée entre les deux universités, aussi elle commence à intégrer le son dans son travail en créant une première œuvre basée sur un système de fonctionnement mécatronique, un domaine d'ingénierie au croisement de la mécanique, de l’électronique et de l’informatique. Cette année-là, elle écrit également son mémoire de licence sur le son synthétique, un mouvement qui vient de la Russie des années 20, initié par artistes et scientifiques qui ont réalisé que dessiner un motif sur un film pouvait générer du son.

Fraîchement diplômée en 2016, elle cherche à s’éloigner du milieu culturel roumain qu’elle juge trop conservateur pour sa pratique. Elle jette son dévolu sur Berlin où elle espère en apprendre davantage sur l'électronique, l’art sonore et l’approche interdisciplinaire. Par l’intermédiaire d’un membre du festival Simultan dont elle est alors proche (et toujours aujourd’hui), elle entre en contact avec un artiste là-bas et intègre le milieu. Pendant près de trois ans, elle enchaîne des petits boulots d’assistante artiste ; le salaire est maigre, mais elle apprend beaucoup et elle pose un regard bienveillant sur cette période qui lui confère indépendance et confiance en soi. Peu à peu, les invitations à participer aux expositions et aux festivals arrivent, et avec le temps, elles deviennent de plus en plus intéressantes.

À partir des connaissances qu’elle acquiert, elle réalise une première série d'œuvres qu’elle nomme On the peripheries of electronic wastelands en référence aux objets de récupération qu’elle utilise ; ce sont des circuits imprimés ou des composants électroniques donnés par d’autres artistes, qu’elle reconstitue avec des matières organiques comme de la terre ou des feuilles. Elle imagine dans un futur lointain que ces objets auraient formé des créatures qui se seraient échouées à la périphérie d’une friche électronique et qui avec le temps auraient continué de s’empiler et de se superposer pour se cristalliser en une couche géologique. En parallèle, elle développe Coquetta, un travail lié à son enfance de ballerine ; c’est un alter ego, sorte de diva qui porte beaucoup de maquillage et répond de manière très exagérée à l’hétéronormativité, très ancrée dans notre société. Sur scène, son rouge à lèvre, sa brosse à cheveux ou encore son recourbe cils sont devenus des instruments de musique.

Ioana expose ses créatures électroniques, les performances Coquetta se succèdent, elle mène des ateliers et conduit sa propre recherche en même temps. Son rythme de vie est démesuré et son empreinte carbone aussi. En plus du stress, elle ne se sent plus en phase avec son personnage de scène et décide de tourner cette page, au profit d’une vie plus lente et sereine, et pour approfondir ses recherches sur les systèmes informatiques. À ce moment, elle a déjà touché à la fluidique et conçu l'installation Fluid Memory . Puis, la pandémie frappe ; les dernières tournées sont annulées, les expositions et les ateliers aussi.

La période est difficile pour l’artiste mais elle en profite pour peaufiner ses concepts et expérimenter ; profondément touchée par la crise climatique, elle traverse plusieurs phases tantôt nihilistes, tantôt optimistes, et desquelles elle ressort avec le projet d’ordinateur analogue fluide. Revisiter l’un des objets les plus vendus au monde au fonctionnement mystérieux, symbole de néocolonialisme et de croissance toujours plus exponentielle, pour en faire un objet futile, transparent, jugé inefficace et en rupture avec l’histoire contemporaine relève de la provocation. Car au fond nous le savons bien, il est bien plus simple de continuer à vendre le même produit habillé par des matériaux labellisés écologiques plutôt que de changer de geste. C’est comme passer aux pailles en carton, ce n’est pas une solution, ni même une alternative. Non seulement cela ne règle en rien le problème initial mais en plus il l’aggrave en perpétuant un comportement néfaste. L’environnement est fluide, apprenons à le devenir aussi.

 

À la manière d’un.e ingénieur.e, pragmatique donc, elle laisse le processus dicter le résultat final en testant différentes façons de construire son idée jusqu’à trouver la modalité la plus efficace. Au sortir du confinement, elle se focalise sur les ateliers qui lui permettent d’avancer sur la recherche et lui confèrent une stabilité financière. Quand elle fait ses recherches, Ioana veille toujours à diversifier les sources ; elle regarde dans le monde entier car elle sait que l’idée que les technologies soient créées et développées par les occidentaux n’est que reçue. Elle remet en lumière l’histoire des inventions en cassant l’image du scientifique vieillard, sage à la barbe blanche des manuels scolaires, et par extension déconstruit la conception de suprématie masculine blanche sur le domaine scientifique. Intégrer ces informations dans la partie théorique de ses ateliers lui semble important, tout comme chercher la source d’une découverte, puis tous les chemins de développement parallèles. La période de l’histoire la plus fascinante pour l’artiste est celle des années 1970 pour cela, et la fluidique en atteste. Mais surtout, c’est alors une première dans l’histoire de l’humanité qu’un scénario catastrophe permette de projeter des solutions et l’espoir de construire un futur meilleur.

À ce stade encore frais de Form for Fluid Computer, elle combine la théorie de celle-ci avec la partie pratique de Politics of Parts, sa série d’ateliers développée antérieurement en 2022 sur les matériaux semiconducteurs. Pour le moment donc, elle laisse de côté les performances et privilégie la partie conceptuelle de son travail. Début 2023, elle travaille sur Mineral Amesia, une installation sonore faite de composants électroniques obsolètes qui s’érodent au contact de la lumière jusqu'au silence et interroge la longévité des objets numériques. L'œuvre sera visible le 26 mai 2023 à l’évènement Sonic Narratives organisé par l’association Simultan dans la programmation de Timisoara Capitale de la Culture Européenne , puis à la Galerie Nord à Berlin le 17 juin.

Son parcours en est la preuve : Ioana Vreme Moser est courageuse. Elle touche en permanence des thématiques contemporaines complexes, douloureuses et sujettes à débat. 

Et à son tour, elle nous en-courage de toutes les façons possibles ; le courage d’assumer une vision en rupture avec un futur prédestiné, et le courage d’agir pour le changer.

Artiste
Ioana Vreme Moser

Projet
Form for Fluid Computer