CLINIQUE VESTIMENTAIRE

Projet

Photo credit : Mathieu Faluomi

Paris, Milan, Londres, New York .. À les prononcer, le nom de ces villes nous évoquent leur effervescence et leur lumières, des fiefs de culture, et surtout les capitales mondiales de la Mode. Entre les podiums de la Fashion Week, les rues bondées des quartiers populaires, et les écrans de cinéma, la mode est partout. Elle est aussi captivante que son industrie est néfaste pour l’humain et son environnement. Parmi les enjeux, la place du corps humain dans le processus de production du vêtement est le sujet dont Jeanne Vicerial s’empare ; que se passe-t-il quand on le replace au cœur des rouages ? Les méthodes industrielles peuvent-elles être pensées autrement ? 

L’artiste chercheuse apporte sa vision à travers son projet CLINIQUE VESTIMENTAIRE, à la croisée de l’artisanat, la philosophie, et les sciences.

CLINIQUE VESTIMENTAIRE puise ses origines à l'École des Arts Décoratifs de Paris, où Jeanne écrit un mémoire en 2014 intitulé Un corps sur mesure, la peau étoffe du XXIe siècle . La publication fait état des lieux de ses réflexions du moment ; historiquement, la création du vêtement se fait en fonction de la silhouette de la cliente ou du client, ce qu’on appelle le “sur mesure”, mais à partir des années 1950, l’industrie textile connaît un tournant majeur. La Seconde Guerre mondiale a bousculé les méthodes de production pour favoriser les procédés à la chaîne, car standardisés et plus rapides, ce qui contribue à l’avènement du prêt à porter. En objet comme un autre, le corps humain est alors normé en fonction d’une grille de tailles (S, M, L), et c’est maintenant à la clientèle de s’adapter aux vêtements. 

Pire, nous modifions nos corps pour correspondre à ces normes: nutrition, sport, chirurgie esthétique… Les tatouages font office de bijoux sur mesure, car le sur-mesure est toujours là sous une autre forme, et la peau est devenue en quelque sorte l’étoffe du 21e siècle.

Elle est aussi le plus grand organe du corps humain, et assure une protection de nos tissus et autres organes internes. En tant que barrière naturelle avec l'extérieur, la peau enveloppe le moi, notre esprit, nos rêves, notre façon de penser qui nous est propre. Jeanne envisage l’individu dans son intégralité, s’intéresse à ses transformations corporelles qui nous racontent son histoire personnelle. Bien qu’elle n’exclue pas les hommes, elle se tourne plutôt vers le corps des femmes, dont la morphologie est en constante mutation, que ce soit dû aux menstruations, ou aux évènements ponctuels qui marquent leur corps.

Jeanne doit maintenant réaliser une collection dans le cadre de ses études, elle fait des recherches sur la morphologie, point de départ de son travail, et s'émerveille à la découverte des tissages musculaires. Pour elle, c’est le premier vêtement. 
Sur le ton de la plaisanterie, l’artiste se donne le titre de “chirurgienne du vêtement”, opère des parties de vêtements, pour finir par s’inspirer sérieusement des procédés médicaux, allant même jusqu’à passer du temps dans divers laboratoires. 

Elle met au point la technique du “tricotissage”, un mix entre dentelle, maille et tissage, qui emploie l’aiguille courbe du médecin pour faire les points de suture. Le but est de produire le vêtement avec une seule bobine de fil, à la main, sur mesure, sans chutes et local. Toujours en s’inspirant des tissus musculaires, le tricotissage reprend un fil monofilament (un fil à un seul filament, résistant et flexible), et relie les points de manière géométrique. 

Par souci de rester écologique et économique, elle se sert dans les chutes jetées par les entreprises parisiennes, et sa première collection porte le nom de la longueur de la bobine, soit 466 km de fil. Mais la dernière pièce, dont le fil est mal teinté, prend un aspect écorché, tournant au rouge vif, une vision intense. Malgré la réussite du projet, Jeanne abandonne alors l’idée de faire des pièces si longues à la main. 

Cette création répond aux objectifs qu’elle s’est fixés. Elle pousse donc la réflexion plus loin ; automatiser la technique du tricotissage, permet de proposer des vêtements sur les mêmes critères, avec l’avantage du gain de temps. Elle se lance alors dans la conception d’une machine d’artisanat numérique, lui permettant de faire du “prêt à mesure”. 
Les recherches sur la construction de l’outil demandent des efforts prolongés et soutenus, alors Jeanne se lance en parallèle dans la confection d’une nouvelle collection.

Toujours dans le cadre de la réflexion sur le prêt à mesure, elle a l’idée de créer un système de tailles adaptables allant du 36 au 42, en utilisant des techniques de couture classique. Mais elle se heurte très vite à la réalité du marché ; malgré quelques commerçants et industriels qui cherchent aussi à faciliter la transition vers une mode plus éthique et durable, le projet est globalement mal reçu.

Jeanne travaille dans une logique de décroissance ; la création de pièces uniques n’est pas adaptée aux lois des saisons et du marché actuel. Cette expérience la conforte dans l’idée qu’elle doit approfondir la recherche dans le domaine textile et de la mécatronique. Elle préfère créer son atelier laboratoire, lieu de prototypage et de création, où elle continue de développer ses réflexions. En 2016, la construction de la machine de tricotissage débute, en partenariat avec l’école des Mines de Paris, et dans le cadre de sa thèse SACRe (Art, Science, Création et Recherche) à l’ENSAD. 

Pour comprendre son fonctionnement, nous pouvons nous référer au modèle de l’imprimante 3D ; sur une surface plane, la machine est programmée pour venir planter les aiguilles à l’aide d’un système de pinces, elles forment le patron du vêtement. Le fil unique relie ensuite ces points. Un logiciel permet également de visualiser les mouvements de la machine en temps réel, de la contrôler, et même de faire des simulations complètes. 
Avec un dépôt de brevet auprès de l’INPI, le tricotrissage devient une nouvelle technologie. 

Son utilisation évolue avec la recherche, et pour le moment se présente comme suit : Jeanne rencontre la personne, prend ses mesures, elle dessine le vêtement. La machine reprend les informations recueillies par l’artiste, mais n’est que semi-automatisée, un élément important pour le processus qui peut être arrêté à tout moment, pour redessiner la création par exemple. Et surtout, les heures se convertissent maintenant en minutes.

Aujourd’hui, avec le groupe de recherche Soft Matters dont elle fait partie et au sein de l’ENSAD Lab, Jeanne et l’équipe d’ingénieurs partenaires continuent de développer la machine, qui reste son sujet de fond. Néanmoins, sa pratique artistique ne se résume pas qu’à l’outil, bien au contraire. Sa résidence à la Villa Médicis à Rome en 2019-2020 permet au projet de prendre une envergure inattendue. En mélangeant les médiums artistiques et incluant la mise en scène dans son projet, elle orchestre des performances dans lesquelles elle allie l’humain, le vêtement et la nature pour nous raconter une histoire, autour des valeurs qui l’animent.

CLINIQUE VESTIMENTAIRE se compose de projets divers, et leurs expositions sont presque immersives, elles plongent les visiteur.e.s dans un univers unique. Jeanne, toujours dans une démarche collaborative, invite d’autres artistes à faire vivre leurs œuvres avec la sienne.  

D’une simple thèse est né un vaste projet performatif et critique.

Guidée par ses convictions, Jeanne Vicerial ouvre une voie alternative aux pratiques et approches pour les designers textiles de demain.

Artiste
Jeanne Vicerial

Projets
CLINIQUE VESTIMENTAIRE

Artiste

Concevoir une pratique créative sans passer par le collaboratif, c’est un bug intergénérationnel; tel est le point de vue de plus en plus répandu des jeunes générations au sein des industries culturelles et créatives. Nous ne pouvons plus penser notre futur sans perméabiliser les disciplines et encourager les échanges. Jeanne Vicerial ne souhaite pas définir son travail simplement, ni répondre aux normes. Son expérience témoigne de la difficulté pour les jeunes artistes qui aspirent à mélanger les disciplines, à se positionner dans le monde de l’art. 

Dès son plus jeune âge, Jeanne est influencée par le spectacle vivant que ses parents affectionnent. Le costume y prend une place centrale ; permettant aux comédiens de se glisser dans la peau de divers personnages, il leur confère une certaine liberté dans le mouvement et avec cela, un sens nouveau à chaque nouvelle peau. Jeanne veut apprendre l’histoire du costume, alors en 2009, elle entre à l’école Paul Poiret à Paris, l’une des seules écoles publiques de costume, où elle étudie les costumes féminins du 19e siècle, et se forme à la confection sur mesure. 

Une première expérience la marque : elle prépare l’exposition Christian Lacroix au musée des Arts Décoratifs, pour laquelle les vêtements n’ont pas de mannequins. Il faut inverser le processus et modeler les corps adéquats aux créations. De plus, la formation à l’école est technique et demande de la minutie ; Jeanne apprend à travailler au service d’un.e créatif.ve, et à réaliser une maquette à partir d’un dessin initial, mais à la moindre erreur, ne serait-ce que quelques millimètres, on lui demande de recommencer. L’école étant axée sur le cinéma, elle travaille sur un docu-fiction pour Michael Radford, mais ne se plaît pas dans cette position. Pour Jeanne, les artisans du costume ne sont pas reconnus à leur juste valeur dans le monde de la mode. Aussi, elle a besoin de liberté créative dans son travail. 

Elle entame un cursus à l’ENSAD en 2011, où elle étudie le prêt-à-porter. C’est un bond d’un siècle dans la sphère industrielle où l’individu n’est quasiment plus pris en compte, origine des premières réflexions qui la poussent à écrire son fameux mémoire. Ce n’est pas tout ; la scission entre l’art et le design se fait sentir lourdement, et accéder à différentes disciplines ne peut se faire que dans le cadre d’un double cursus. Elle part un an pour la London College of Fashion en 2013, où elle apprend la maroquinerie et les techniques du cuir, assez proches de la chirurgie. Elle profite de son séjour anglais pour faire un stage au studio de Hussein Chalayan, créateur connu pour ses idées novatrices, ses expérimentations et sa capacité à mélanger disciplines artistiques avec nouvelles technologies. À son retour en France, Jeanne, qui voudrait aussi en mêler plusieurs dans sa pratique dès la genèse de ses projets, se décide à fonder son propre studio : CLINIQUE VESTIMENTAIRE.  

Photo credit : Joseph Schiano di Lombo

Dans un premier temps, Jeanne s’amuse, étudie, expérimente les techniques de couture, et réalise ses premières collections, entre l’école et diverses collaborations. Mais les marques et maisons de couture refusent le concept, lui demandent de le rendre plus commercial, et de faire du prêt à porter. Le modèle décroissant ne convient pas, et Jeanne ne se focalise plus que sur la recherche pendant un temps, qui est à son sens, pure et libérée. 

La lecture du Anti-Fashion Manifesto écrit par Lidewij Edelkoort en 2015 est un épisode marquant pour CLINIQUE VESTIMENTAIRE ; l’industrie de la mode est tombée malade, dit-elle. Jeanne est déjà dans une démarche écologique et humaniste, et se sent confortée par le rejet de quelques marques. Mais elle donne à son projet une dimension d’autant plus critique qu’elle fait de ces deux aspects ses chevaux de bataille. 

La porosité entre disciplines reste un élément cher aux yeux de l’artiste, et prend une autre tournure au moment de mettre en œuvre son idée de “robot” à tricotissage, laissant les nouvelles technologies s’inviter dans son projet. Dans le cadre de son doctorat SACRe entre 2015 et 2018, elle collabore avec des étudiant.e.s en BTS, et à l’école des Mines, avec qui elle dépose un brevet. Le programme est basé sur un mode de fonctionnement qui valide les hypothèses par l’expérimentation, un modèle satisfaisant pour elle. 

 

Avec le temps, CLINIQUE VESTIMENTAIRE se déploie également sous un aspect performatif ; Jeanne part en résidence à la Villa Médicis à Rome, où elle vit les premiers jours de la pandémie avec un peu d’avance sur la France. Le rapport au temps est différent, c’est un sentiment que désormais nous connaissons tou.te.s, et l’artiste se donne pour mission de poster une photo par jour sur Instagram pour suivre un rythme de travail. Pour la première fois, elle manipule couleurs et lumière, en créant les vêtements avec les fleurs du jardin, dans l’attente des matériaux devenus inaccessibles. Et faute de pouvoir toucher d’autres personnes, elle utilise son propre corps comme médium en faisant des autoportraits. La photographe Leslie Moquin la rejoint sur place et produit une série presque documentaire dans laquelle, ensemble, elles mettent en scène ses créations. 

Intitulé Quarantaine Vestimentaire , le projet s’est construit autour des 40 premiers jours du confinement ; une composition vestimentaire par jour, plus de 250 photographies, et nombreuses références mythologiques et historiques, nous évoquent une comédienne qui change de peau au fil des jours, dans un décor grandiose. Avec les fleurs fanées, ces créations éphémères illustrent parfaitement les propos de l’artiste sur la mouvance et l’idée de changement. D’ailleurs, quand on lui demande de prêter sa collection pour la Fashion Week, Jeanne ne peut que refuser. 

Photo credit : Leslie Moquin

Le rôle des expositions prend aussi une part de plus en plus importante ; elles permettent à Jeanne de montrer toutes les facettes du processus de création, en partant du simple outil et jusqu'à la création finale. Comme nous avons pu le voir lors de l’exposition aux Magasins Généraux, elle cherche à mettre en avant ses collaborations artistiques variées, mélanger les univers et y confronter le public lors des nombreux évènements organisés pour l’occasion. Dans une démarche de transmission des connaissances, elle propose aussi des conférences et propose des ateliers créatifs en école d’art. 

Plus récemment, elle a renoué avec ses premiers amours sur la scène du Grand Théâtre de Genève, pour lequel elle a produit les costumes pour la pièce d’opéra Atys composée par Jean-Baptiste Lully, chorégraphié par Angelin Prejlocaj . Sa prochaine apparition a lieu à la Galerie Templon, qui la représente et lui consacre une exposition dans son espace bruxellois, jusqu’au 23 avril 2022. 

Photo credit : Gregory Batardon

Avec le temps, Jeanne a fait de CLINIQUE VESTIMENTAIRE un parapluie de projets divers qui se veulent collaboratifs et pluridisciplinaires, et contre les institutions dont le modèle paralyse la création. 

Jeanne Vicerial voulait “panser” le monde de la mode, mais elle a fait bien plus ; en “pensant” le système différemment, elle a fait de la place à celles et ceux qui ne trouvent pas la leur.

Artiste
Jeanne Vicerial

Projets
CLINIQUE VESTIMENTAIRE

Perspectives

Photo credit : Isabelle Arthuis

“Le monde de la mode fonctionne encore sur le modèle du XXe siècle [...] dans une société avide de consensus et d’altruisme, un monde où l’individualisme est révolu depuis longtemps ; ceci place la mode hors de la société et de fait, la rend démodée.” 

Cet extrait du Manifeste Anti-Fashion de Li Edelkoort dépeint le problème profond de l’industrie de la mode aujourd’hui. Classée dans le top cinq des industries les plus polluantes de la planète, les problèmes politiques et sociaux qu’elle engendre sont aussi régulièrement mis en évidence auprès du grand public. 

L'un de ses segments les plus destructeurs est la fast fashion ; on propose des vêtements à petits prix, disponibles à la vente sur une très courte période, et dont le stock est limité de façon à inciter la clientèle à renouveler sa garde robe très vite. Sans parler de leur impact écologique catastrophique, les grandes entreprises de la fast fashion délocalisent leur production dans des pays où la main d'œuvre est peu coûteuse, se rendant responsables d’esclavagisme moderne. Du côté consommateur.rice.s, le lien avec le vêtement est brisé, l’individu n’a sa place qu’à la fin de la chaîne au moment de la transaction financière, et d’autant plus quand l’achat se fait en ligne.

Ces constats poussent Jeanne Vicerial à prendre une direction engagée en ce sens avec CLINIQUE VESTIMENTAIRE. L’individu, peu importe sa morphologie, prend part à la conception du vêtement de A à Z, et la créatrice l’accompagne tout du long. Si elle offre une alternative au prêt à porter, qui peut aussi présenter ses avantages, le problème pour elle ne repose pas simplement dessus : redéfinir les systèmes de consommation et de production, sans avoir un impact négatif sur les personnes déjà prises dans l'engrenage, est un défi considérable. Nous pouvons facilement comparer ce phénomène à l’industrie agro-alimentaire. 

 

Photo credit : Gregory Batardon

À son échelle, Jeanne peut nourrir la réflexion sur le changement, encourager d’autres à se lancer, et expérimenter de nouvelles matières et concepts. Ayant laissé de côté les bobines de tissu récupéré qu’elle utilisait autrefois, elle développe des textiles, certains aussi fins que des cheveux, et majoritairement synthétiques. Mais elle n’est pas non plus hermétique à l’utilisation du coton par exemple. Jeanne travaille dans une logique de contraintes permanentes pour arriver à développer ses propres solutions. Elle ne se sert pas de machine à coudre, et pourtant elle conçoit un outil semi-automatisé pour produire. 
Pour elle, la technologie n’a pas seule vocation de créer des gadgets, et ne doit pas nécessairement être exclue de la réflexion autour de l’écologie. Il s’agit de trouver le bon équilibre et travailler pour rendre compatibles des éléments qui à prime abord semblent contradictoires. 

Dû à sa volonté de se rendre perméable aux autres disciplines, Jeanne s’est montrée capable de réfléchir à un problème dans son intégralité et d’envisager des solutions alternatives. La jeune génération, dont elle fait partie, puise son inspiration dans les changements positifs. La prise de conscience est là : une multitude d’entreprises nouvelles voient le jour, avec des visions nouvelles, et pour lesquelles innovation et revalorisation des savoir-faire vont de pair. Certain.e.s artistes et designers remettent la diversité au cœur de leur créations. La tendance générale ne va peut être pas encore dans ce sens, mais un marché parallèle pourrait bien se créer. 

 

Notre monde change à une vitesse impressionnante. Aujourd’hui plus que jamais, les échanges et l’éducation sont essentiels pour décloisonner les vieux systèmes afin d’en construire de meilleurs. 

Dans la lignée de Li Edelkoort, Jeanne Vicerial ne se contente pas de pointer le problème du doigt. Son projet finira par jouer un rôle conséquent sur la scène internationale de l’art, de la mode et de la recherche. 

Artiste
Jeanne Vicerial

Projets
CLINIQUE VESTIMENTAIRE